Gros Plan sur Stavri Liko (Albanie – FSASH) : Travail des enfants - « l’obstacle des mentalités »
Vous trouvez ci-dessous l'entretien que la Confédération International des Syndicats Libres (CISL) a fait avec Stavri Liko, secrétaire fédéral de la FSASH, la Fédération syndicale de l’enseignement et de la science d’Albanie, un affilié de l'IE.
Comment inciter les enseignants à s’engager dans leurs communautés afin de scolariser les enfants qui ont quitté l’école ou n’y sont jamais allés ? Stavri Liko, secrétaire fédéral de la FSASH, la Fédération syndicale de l’enseignement et de la science d’Albanie (1), l’un des pays les plus pauvres d’Europe, nous expose les premiers résultats de ce projet.
Quelle est la situation en matière de travail des enfants en Albanie ?
Il n’existe pas d’études nationales complètes à ce sujet, mais on estime qu’environ 50.000 enfants sont au travail en Albanie. Cette estimation se base sur des enquêtes menées par notre syndicat, par le BIT-IPEC et par des ONG. Il faut y ajouter quelque 5.000 enfants trafiqués vers l’Italie et 3.000 vers la Grèce (selon les statistiques officielles). La plupart des enfants travaillent dans la rue en Albanie : petit commerce, mendicité, etc. Certains travaillent également dans l’agriculture, l’industrie légère (fabrique de chaussures, textiles, …), la construction et d’autres secteurs.
Quelles sont les causes de cette situation ?
Une partie des causes sont d’ordre économique : le taux de chômage est très élevé, l’économie informelle est importante et les salaires sont très bas, de 180 à 200 Euros en moyenne. Certaines familles ne gagnent que 100 Euros par mois alors qu’un foyer de quatre personnes a besoin de 500 Euros rien que pour la nourriture.
Un deuxième type de causes a trait à la mobilité : il y a beaucoup de migrations internes en Albanie, de familles qui quittent les régions rurales pour venir s’installer aux alentours des grandes villes. Ces migrants internes ne trouvent pas de logement ni d’emploi dans les villes, leur survie est très difficile et, en dernier recours, ils demandent à leurs enfants de contribuer aux revenus par le travail.
D’autres causes sont liées la situation familiale ou culturelle : il y a des enfants au travail dont les parents sont partis à l’étranger, d’autres dont les parents sont décédés, ou qui sont victimes de problèmes au sein du couple. Dans certaines régions reculées, certains parents estiment que les filles qui ont passé le cap de la puberté ne devraient plus aller à l’école.
Les causes les plus importantes du travail des enfants en Albanie sont cependant liées à l’environnement éducatif et à la mentalité. L’absence d’école dans certaines zones et le désintérêt des enfants pour l’enseignement mènent à l’abandon scolaire. La mentalité est un autre facteur crucial pour expliquer le travail des enfants : alors que beaucoup de parents arrivent à peine à survivre mais luttent de toutes leurs forces pour envoyer leurs enfants à l’école, d’autres ne comprennent pas son importance.
Cela coûte-t-il cher de scolariser un enfant en Albanie ?
L’inscription est gratuite mais il faut payer les livres, les cahiers, le transport, l’alimentation, etc. Cela peut donc coûter moins cher de ne pas envoyer son enfant à l’école.
Comment votre syndicat s’est-il engagé dans la lutte contre le travail des enfants ?
La FSASH existe depuis 1991. Jusque 1999, nous ne nous sommes préoccupés que de la défense de nos membres. Nous nous sommes ensuite ouverts à des questions plus larges comme la réforme de l’enseignement et le travail des enfants. A première vue, le travail des enfants n’est pas lié à la protection des droits des enseignants, mais il y a pourtant un lien direct : si l’enseignement n’est pas de qualité, les enfants ont tendance à quitter l’école, la pauvreté augmente et finit par affecter les enseignants eux-mêmes.
Nous avons entamé nos actions contre le travail des enfants dans le cadre de campagnes lancées par la CISL et l’Internationale de l’Education. Le bureau albanais du BIT-IPEC et le syndicat d’enseignants hollandais AOB, affilié à la FNV, nous ont soutenus. L’un des aspects essentiels de notre projet est de sensibiliser les enseignants à l’importance de suivre les enfants qui ont quitté l’école ou qui risquent de décrocher. Les enseignants sont les mieux placés pour une première intervention : ils sont éduqués, nombreux, ils sont sur le terrain chaque jour au contact des enfants dans les écoles. Nous les formons à travailler avec leurs parents, avec les communautés.
Comment convainquent-ils les enfants de venir ou revenir à l’école ?
C’est complexe, cela ne se fait pas en un jour ou une semaine. Ils commencent à en parler avec l’enfant. Vient ensuite une discussion souvent très difficile avec les parents afin de les inciter à ne plus envoyer leur enfant au travail mais bien à l’école. Lorsqu’il y a des obstacles d’ordre économique, les enseignants essaient de contacter les autorités locales afin d’essayer de trouver une façon d’aider la famille. C’est une tâche difficile, nous essayons donc de motiver davantage ces enseignants qui effectuent ce travail supplémentaire, un travail qui a souvent lieu le soir : nous négocions avec le ministère de l’Enseignement afin d’obtenir dans la prochaine convention collective une rémunération supplémentaire pour ces enseignants.
Comment organisez-vous les formations de vos membres dans la lutte contre le travail des enfants ?
Principalement par des séminaires. Jusqu’ici, nous avons formé 75 enseignants dans le cadre du programme BIT-IPEC et 50 dans le cadre de celui soutenu par l’AOB. Nous allons organiser deux autres formations pour 50 enseignants cette année. Ce sont des séminaires de trois jours qui consistent notamment en une formation théorique sur les conventions du BIT et la législation albanaise sur le travail des enfants, suivie d’une rencontre dans une école entre les participants au séminaire, les autorités locales et des directeurs d’école. A la fin du séminaire, des recommandations et un plan d’action pour le futur sont élaborés. Nous attendons alors des participants qu’ils retournent dans leurs écoles et appliquent concrètement ce qu’ils ont appris. Les participants essaient aussi de convaincre d’autres enseignants de leur école d’agir dans le même sens. L’une des meilleures façons est de montrer des situations concrètes où des actions d’enseignants ont abouti au retour d’enfants à l’école. Nous avons ainsi organisé à Tirana une réunion entre des enseignants qui mènent ce genre d’action, des enfants qui avaient quitté l’école et y sont retournés, et des enfants qui ne sont toujours pas retournés à l’école. Les médias albanais ont largement couvert cette réunion qui a permis de montrer ce peuvent faire les enseignants dans la lutte contre le décrochage scolaire.
Quels sont les résultats du projet jusqu’à présent ?
Nous nous sommes concentrés sur quatre districts, ceux où nous avions les meilleures informations concernant la situation du travail des enfants et l’importance de l’abandon scolaire. Les statistiques officielles montrent que 8.000 enfants ont abandonné l’école durant l’année scolaire 2004-2005 en Albanie. Le nombre réel est certainement beaucoup plus élevé. Dans la région d’Elbasan, où 472 enfants avaient abandonné l’école, 110 d’entre eux sont revenus suite à l’action des enseignants. A Fieri, où 400 enfants avaient abandonné l’école (la plupart d’entre eux sont des Roms), nous en avons 90 qui sont revenus à l’école, dont 40 Roms. Dans les banlieues de Tirana, où les habitants sont des migrants internes, notre groupe de travail consistait au début en cinq enseignants, mais ils en ont recruté d’autres et 20 enfants sont revenus à l’école, après une collaboration avec les parents et les autorités locales. Ces résultats ne sont qu’un début car le programme n’est en place que depuis un an et demi.
D’autres syndicats albanais sont-ils actifs ?
Nous essayons d’impliquer d’autres fédérations, surtout celles des secteurs où l’on trouve des enfants. Nous avons obtenu un soutien de la CISL et du syndicat belge FGTB pour réaliser un rapport sur le travail des enfants en Albanie (2) et pour essayer d’impliquer des syndicats d’autres secteurs. Une conférence organisée par la CISL avec ses deux affiliées albanaises en octobre 2004 a permis de présenter ce rapport et d’aboutir à des conclusions qui ont mené à un plan d’action. Des dirigeants d’autres syndicats albanais s’impliquent maintenant dans cette lutte contre le travail des enfants.
Votre expérience peut-elle être étendue à d’autres pays ?
Oui, nous essayons de ne pas limiter notre action à l’Albanie. Les 20 et 21 octobre 2006, nous organisons une conférence régionale à Tirana qui réunira des membres de syndicat d’enseignants de Serbie-Monténégro, de Macédoine, du Kosovo, de Bulgarie, de Roumanie et peut-être aussi de Moldavie. Nous essaierons de montrer ce que nous faisons, de partager nos expériences respectives, afin d’élaborer un plan d’action régional.
Propos recueillis par Samuel Grumiau.
Notes: (1) La FSASH est membre de l’Internationale de l’Education (IE) et de la confédération KSSH, l’une des deux affiliées de la CISL en Albanie. (2) Lire le rapport de la CISL sur le travail des enfants en Albanie (10-2004)