Educateurs: Attention à l'Accord commercial anti-contrefaçon
Au début du mois de novembre, les négociateurs des Etats-Unis, du Japon, de l'Union européenne, du Canada et d'une poignée sélectionnée d'autres nations se sont rassemblés pour une séance à huis clos à Séoul, en Corée du Sud.
C'était le dernier événement d'une suite d'efforts concertés en vue d'élaborer un nouveau traité mondial visant apparemment à prendre des mesures répressives contre le trafic de biens de contrefaçon. Mais le projet d'Accord commercial anti-contrefaçon (ACAC) a en fait peu de choses à voir avec la contrefaçon, ou même avec le commerce. Il s'agit plutôt d'un traité sur le droit d'auteur, qui augmenterait fondamentalement les protections juridiques des détenteurs de ces droits. Si un accord était atteint, il pourrait avoir des implications sérieuses pour les gros utilisateurs de matériel protégé par un copyright, notamment les étudiants, les enseignants et les chercheurs.
L'ACAC a été inexplicablement entouré du secret, depuis que les négociations ont été lancées il y a deux ans. Le manque de transparence laisse perplexe parce que, après tout, il s'agit d'un traité sur le droit d'auteur, et non de secrets d'Etat. Ou du moins c'est ce qu'il semble. En fait, le gouvernement américain a rejeté une demande émanant de deux groupes d'intérêt public - Electronic Frontier Foundation et Knowledge Ecology International - de divulguer des informations sur le traité, pour des raisons de « sécurité nationale ».
Malgré tous les efforts déployés par les personnes impliquées pour maintenir la confidentialité vis-à-vis du public, il y a un flot constant de fuites à propos du contenu de l'ACAC. Nous ne savons pas tout concernant ce projet d'accord, mais nous avons une assez bonne idée de ce qui se trame. Selon une note de synthèse et une note d'information de la Commission européenne, ayant fait l'objet d'une fuite, nous savons que l'objectif premier est de créer de nouvelles règles internationales en matière de droit d'auteur, qui vont loin au-delà de celles existant actuellement dans les traités de l'agence des Nations Unies, l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). L'accord établirait une nouvelle institution mondiale, avec un secrétariat et un processus de résolution des conflits juridiquement contraignant. L'ACAC accorderait aux gardes-frontières des pouvoirs accrus dans la recherche de personnes et de biens personnels, y compris des ordinateurs portables et d'autres appareils électroniques, ce qui soulèverait quelques sérieuses inquiétudes en matière de libertés individuelles. Il créerait des dispositions pénales qui s'appliqueraient non seulement aux violations commerciales du droit d'auteur, mais aussi aux atteintes portées pour des gains non pécuniaires, concernant notamment l'éducation, la recherche, et les usages personnels.
L'ACAC fixerait aussi de nouvelles règles strictes concernant le matériel publié sur Internet. Les dispositions proposées obligeraient les gouvernements qui souscrivent à l'accord à adopter la règle « trois infractions et vous êtes dehors ». Les fournisseurs d'accès à Internet devraient couper l'accès aux abonnés, après trois allégations d'infraction au copyright. Pour les éducateurs, cela s'appliquerait au matériel placé sur un site à l'intention des étudiants, par exemple. Et si vous êtes accusé de transgresser les règles de copyright, vous n'obtiendrez pas d'audience au tribunal ou n'aurez pas la possibilité d'intenter un appel. Trois allégations non prouvées suffiraient pour qu'un fournisseur d'accès à Internet ait l'obligation juridique de suspendre votre abonnement.
Le traité offrirait une protection juridique pour le verrouillage numérique et la protection sur le matériel, des dispositions qui sont tirées de la loi américaine Digital Millennium Copyright Act (DCMA), mais qui s'étendent bien au-delà du droit international actuel. Comme certains enseignants et chercheurs américains en ont fait l'expérience à la dure, ces soi-disant mesures "anti-contournement" ont eu la conséquence accidentelle d'étouffer la recherche scientifique. Depuis que la loi DCMA est entrée en vigueur, un certain nombre d'informaticiens faisant des recherches sur la sécurité des logiciels et des réseaux se sont retrouvés en procès et confrontés à des poursuites pénales, à la suite de leurs activités de recherche légitimes en matière de technologies anti-contournement.
Il est clair qu'il y a beaucoup en jeu pour les éducateurs et les étudiants de par le monde. Si un accord était atteint, l'ACAC augmenterait et scellerait les lourdes restrictions sur les travaux protégés par un copyright. Il réduirait encore davantage le sens de l'utilisation équitable, en rendant l'accès au matériel et son utilisation, dans un but didactique, plus difficiles pour les enseignants et pour les étudiants.
S'il était étendu aux pays en développement, le traité pourrait transformer de façon significative les lois nationales sur le droit d'auteur, exportant en réalité les pires caractéristiques de la loi DCMA. Dans beaucoup de pays où les manuels scolaires et le matériel pédagogique sont rares, ou leur coût prohibitif, enseignants et étudiants n'ont d'autre choix que d'enfreindre les droits d'auteur, afin d'avoir accès aux informations et aux ressources dont ils ont besoin. Si cet accès était coupé ou limité par un traité juridiquement contraignant, l'impact sur l'instruction en classe pourrait être dévastateur. Ce n'est donc pas une surprise de constater que l'engouement pour l'ACAC a débuté au même moment où les pays en développement ont commencé à faire pression, par le biais de l'OMPI, pour une nouvelle approche favorable au développement en matière de règles internationales sur le droit d'auteur. Ces pays souhaitent en effet que les règles autorisent de plus larges exceptions, s'agissant de buts éducatifs et liés à la recherche. Dans ce contexte, l'ACAC représente la nouvelle ligne de front d'un combat mondial faisant surface au sujet des droits d'auteur.
La bonne nouvelle est que l'ACAC n'est pas une affaire conclue. Il reste du temps pour exiger une plus grande transparence et pour exercer des pressions en vue d'une approche plus équilibrée des règles mondiales sur le copyright. Les éducateurs ont un rôle exceptionnel à jouer dans ce débat. En tant qu'enseignants, nous comprenons bien la nécessité d'une plateforme mondiale robuste d'informations, où les idées et la connaissance n'existent pas simplement comme une propriété, mais aussi comme le patrimoine partagé de l'humanité.
David Robinson est Directeur exécutif associé de la Canadian Association of University Teachers et consultant sur l'enseignement supérieur et le commerce auprès de l'Internationale de l'Education, la fédération mondiale des syndicats d'enseignants.