Politique relative aux enseignant(e)s et éducation de haute qualité
Pourtant, et parallèlement à ces réalisations impressionnantes, des problèmes séculaires persistent et s'aggravent même parfois. Plus d'un milliard de personnes vivent dans l'extrême pauvreté. Le changement climatique se poursuit avec la même intensité. Nous n'avons pas été en mesure de concilier la prospérité de certains et l’égalité pour tous ; les inégalités des revenus se sont creusées de manière spectaculaire ces dernières années. Alors que la technologie a permis à nombre d'entre nous de nous rapprocher, le seul site Facebook compte par exemple plus d'un milliard d'utilisateurs, 17% des adultes sont aujourd'hui analphabètes dans le monde et se trouvent ainsi complètement à l'écart de la fulgurante révolution mondiale de l'information instantanée.
Les paradoxes de la pauvreté dans un contexte d'abondance des ressources, de l'excellence académique associée à l'exclusion éducative et de la coexistence de la transformation technologique et de moyens de production les plus laborieux et inefficaces sont au cœur de l'ordre du jour des associations professionnelles d'éducateurs à travers le monde aujourd'hui. Les tendances globales sont claires et porteuses d'espoir. L'élimination de l'extrême pauvreté à l'horizon 2030 est à notre portée. Nous sommes presque parvenus à réaliser la scolarisation primaire universelle, aussi pouvons et devrions nous faire pression afin de garantir l'enseignement secondaire universel gratuit et ouvert à tous. L'Internationale de l'Éducation est à la pointe de ces questions, travaillant énergiquement et ardemment en réseau avec les organisations de la société civile, les gouvernements et les entrepreneurs du secteur privé afin de garantir la réalisation, de notre vivant, de l'objectif ambitieux de l'éducation pour tous fondée sur les droits.
Pour réaliser ces objectifs, nous devrons toutefois définir beaucoup plus clairement la meilleure voie à suivre sur les plans théorique et pratique. Nous devrons réinventer les politiques relatives aux enseignant(e)s et redéfinir l'enseignement de haute qualité. Au sein de nos associations professionnelles, nous devrons être plus fermes à l'égard de nos gouvernements et plus exigeants vis-à-vis de nous mêmes. Nous assistons à une double révolution que les membres de notre profession doivent mener avec courage et persévérance afin de réaliser le noble objectif de la réussite éducative en faisant preuve d'intégrité.
La première partie de cette révolution implique une reformulation radicale des politiques relatives aux enseignant(e)s à travers le monde. Trop souvent les gouvernements informent les enseignant(e)s qu'ils veulent que ces derniers soient de vrais professionnels, puis les enserrent dans un écheveau de demandes contradictoires privant les éducateurs du temps et de l'espace suffisants pour engager une réflexion critique et créative de manière soutenue. Les gouvernements disent aux chefs d'établissements scolaires qu'ils souhaitent que ceux-ci soient des preneurs de risques et des responsables éducatifs courageux, puis classent leurs écoles avec une telle insistance et de façon si systématique qu'ils sont amenés à pousser leurs enseignant(e)s dans un labyrinthe de surenchère concurrentielle fondée sur les données et induite par les politiques. Les gouvernements ont raison d'insister sur l'urgence d'améliorer les politiques relatives aux enseignant(e)s mais ont tort de noyer les enseignant(e)s sous un tel flot d'initiatives et de sanctions que ceux-ci se sentent perpétuellement dépassé(e)s par la situation. Ce qui a commencé comme un élément positif, une démarche saine et louable visant à améliorer les politiques relatives aux enseignant(e)s, s'est révélée néfaste, c’est-à-dire une marche forcée anti-pédagogique vers des objectifs prévalant sur la curiosité et le plaisir naturel d'apprendre que nous devrions chercher à susciter chez nos enseignant(e)s et nos élèves.
La première partie de notre révolution éducative doit par conséquent consister à prendre le renforcement des capacités de nos enseignant(e)s et étudiants beaucoup plus au sérieux. Il est certain que nous devons mesurer l'apprentissage, mais nous devons élargir l'approche afin de veiller à ce que la réalisation d'un niveau élevé de performance n'aille pas de pair avec la résistance des étudiants et leur mise à l'écart de l'enseignement public formel. Nous devons revigorer nos débats et notre compréhension des objectifs de l'enseignement, accepter et reconnaître leurs ramifications économiques mais ne jamais réduire nos politiques relatives aux enseignant(e)s à de simples listes de contrôle volumineuses qui, en fin de compte, privent les enseignant(e)s de leur sens inné de dignité et d'estime de soi.
Quelle est l'alternative? Nous savons déjà quelles sont les politiques efficaces relatives aux enseignant(e)s par le biais de systèmes éducatifs hautement performants à travers le monde. Conjointement à mon collègue Andy Hargreaves, j'ai eu la chance de pouvoir les étudier et de documenter leurs caractéristiques dans deux ouvrages : The Fourth Way(2009) et The Global Fourth Way(2012). Les systèmes hautement performants soutiennent les enseignant(e)s au sein de leurs associations professionnelles. Ils leur donnent le temps et l'espace pour apprendre les uns des autres et évoluer latéralement et verticalement au sein et entre leurs systèmes éducatifs. Ils établissent des normes qui ne sont toutefois pas détaillées ou mécaniques au point de priver les éducateurs des possibilités d'élaborer des méthodes créatives et adaptées à l'âge des étudiants en vue de leur application. Ils imprègnent leurs écoles d'une pression et d'un objectif réels sur le plan moral, en évitant les stratégies choc simplistes qui dénaturent l'apprentissage et amènent les éducateurs à manipuler le système à la recherche d'une promotion ou d'un possible bonus.
La seconde partie de la double révolution est beaucoup plus difficile et exigeante que la première. La première partie est simple car elle a trait à l'affirmation professionnelle et rares sont les personnes qui n'aiment pas réprimander le gouvernement de temps à autre. Nous avons toutefois des années d'expérience qui montrent que le simple fait de faire reculer le gouvernement se traduit rarement en amélioration de l'apprentissage des étudiants. Il est trop facile de retourner à des schémas anciens et familiers qui consistent à nous replier dans nos salles de classe, à ne jamais échanger de commentaires critiques afin d'améliorer notre manière d'enseigner et à ne jamais innover. Nous devons à tout prix éviter cette voie sécurisante mais dysfonctionnelle à terme. Nous devons au contraire prendre des mesures courageuses et audacieuses afin de réinventer notre quotidien professionnel. Tel est notre nouvel impératif professionnel et nous ne pouvons ni devons y renoncer ou nous y soustraire.
Pourquoi devons-nous changer? Des décennies de recherche éducatives indiquent qu'il n'est pas possible d'atteindre des niveaux d'enseignement élevés lorsque les éducateurs ne quittent jamais leurs salles de classe pour apprendre de leurs collègues. Nous ne pouvons améliorer l'apprentissage si nos écoles n'ont pas accès aux nouvelles recherches de qualité. Nous ne pouvons atteindre l'ensemble de nos apprenants dans leur pluralité culturelle et linguistique si nous n'avons jamais l'occasion de tester de nouvelles pratiques pédagogiques ou de nouveaux programmes scolaires. Et lorsque nous avons la possibilité d'innover, nous avons besoin d'un accompagnement solide et bienveillant afin de surmonter les inévitables difficultés et contretemps qui se dressent sur la voie de tout changement réel.
Ainsi, la deuxième partie de notre nouvelle révolution éducative a trait au besoin de cesser de se référer à l'autonomie individuelle de l'éducateur isolé et, au contraire, à commencer réellement à promouvoir l'autonomie collective d'une profession unie, travaillant constamment en réseau, et apprenante. Nous devons ouvrir les portes de nos salles de classe et de nos écoles, établir nos propres protocoles afin de définir l'excellence pédagogique, et apprendre, encore et toujours! Nos étudiants devraient nous considérer, non pas comme des PDG, des directeurs financiers, ou des directeurs de la technologie, mais comme des directeurs de l'apprentissage!
Qui peut nous aider dans cette deuxième partie de notre double révolution? Celle-ci ne peut aboutir si nous demandons aux gouvernements de jouer le rôle de chef de file car ceux-ci sont trop éloignés du véritable cœur de l'enseignement, dans lequel prend place l'interaction intensive entre les éducateurs et les étudiants. Nous ne pouvons non plus demander aux organisations de la société civile ou au monde des affaires, ou à tout autre groupe de se porter volontaire pour mener cette deuxième partie de la révolution éducative. Nous ne pouvons non plus confier cette tâche aux enseignant(e)s ou aux chefs d'établissement ou aux responsables des systèmes éducatifs. Au contraire, seules nos associations professionnelles peuvent et doivent conduire ce type d'apprentissage et de développement professionnels.
Disposons-nous d'informations montrant que les associations professionnelles peuvent et devraient assumer de nouveaux rôles en vue d'un meilleur apprentissage des élèves? Absolument! C'est le cas dans la province de l'Alberta au Canada où l' Alberta Teachers' Association(ATA) a provoqué l'abandon d'un projet du gouvernement conservateur de rémunérer les enseignant(e)s en vue de l'amélioration des scores aux tests et transformé cette proposition en réseau à l'échelle de la province qui a accompagné l'ascension improbable d'Alberta en tête des résultats internationaux du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les poursuites engagées par la California Teachers’ Association(CTA) aux États-Unis contre le gouverneur de la Californie afin que celui-ci débloque un financement de 2,3 milliards de dollars US, octroyé par la suite à une initiative menée par des syndicats qui a permis d'améliorer les résultats des écoles les plus démunies de cet état en sont une autre illustration. Les éducateurs du monde entier se sont rendus en Finlande et ont pu constater le rôle omniprésent et remarquable de chef de file joué par les associations professionnelles d'éducateurs dans la conception de nouveaux programmes scolaires, la diffusion de ces programmes au sein de la profession et la collaboration avec un gouvernement ouvert d'esprit et favorable.
Nous disposons ainsi de preuves solides et d'excellente qualité indiquant que, lorsqu'elles sont pleinement mobilisées et lorsque les objectifs des éducateurs sur le plan moral sont au premier plan et priment sur les considérations politiques et administratives, nos associations professionnelles peuvent ouvrir d'importantes et prometteuses perspectives en faveur d'un changement durable et pérenne dans l'enseignement.
Ces avancées menées par les syndicats dans le domaine du changement dans l'enseignement nous montrent la voie à suivre. Le temps est venu d'aller au-delà des trop nombreuses réformes avortées. Nous devons aller au-delà de toutes les négociations politiques et tous les différends administratifs qui, depuis trop d'années, ont amené les gouvernements à se concentrer sur les tests, la responsabilité et les marchés en tant que leviers de réforme. Le temps est venu d'aller plus loin que les bricolages sans fin à la périphérie de nos systèmes et d'aller au cœur de l'entreprise.
Première étape : il est temps de réaffirmer nos connaissances professionnelles en devenant des moteurs de changement plutôt que d'accommodants exécutants du dernier mandat du gouvernement. Les gouvernements ont un rôle légitime à jouer dans l'accompagnement et la définition d'objectifs généraux mais outrepassent leurs compétences lorsqu'ils s'immiscent dans les subtilités de l'enseignement et de l'apprentissage. Deuxième étape : promouvons l'autonomie collective afin d'impulser la réussite scolaire non pas en manipulant le système et en compromettant nos valeurs, mais en faisant preuve d'une intégrité réelle fondée sur les meilleurs intérêts de nos étudiants du début à la fin. Ne ménageons pas nos efforts avec nos étudiants et parents de nos communautés afin de garantir à tous les étudiants toutes les possibilités de réaliser pleinement leur potentiel.
Le temps de cette double révolution est venu. Promouvons le changement au sein et à l'extérieur de notre profession. Voyons ce que nous pouvons réaliser tous ensemble afin de propulser la prochaine grande révolution éducative mondiale.
Références :
HARGREAVES A. & SHIRLEY D. The Fourth Way : The Inspiring Future for Educational Change. Thousand Oaks, CA : Corwin, 2009.
HARGREAVES A., & SHIRLEY D. The Global Fourth Way: The Quest for Educational Excellence. Thousand Oaks, CA : Corwin, 2009.