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Mondes de l'éducation

#WDR2018 à l’épreuve des faits no 13: « Il ne s’agit pas d’une crise de l’apprentissage, mais d’une crise du développement international! Une critique décoloniale », par Iveta Silova

Publié 6 février 2018 Mis à jour 29 mai 2018
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Le Rapport sur le développement dans le monde 2018 (RDM), « Apprendre pour réaliser la promesse de l’éducation », a été largement applaudi, car il place l’éducation en première ligne du programme de développement international. Bien qu’il témoigne d’un engagement mondial en faveur de l’amélioration de l’accès à l'éducation et de sa qualité dans le cadre des Objectifs de développement durable (ODD), le Rapport sur le développement dans le monde 2018 aborde également – et rappelle – les erreurs historiques de l’industrie du développement international dans son ensemble.

Malgré plus de six décennies d’efforts de développement visant à éradiquer la pauvreté et les inégalités dans le monde grâce à des pratiques durables, les résultats ne sont pas prometteurs: la pauvreté persiste, les inégalités se creusent et la détérioration environnementale s'accélère. L’éducation sera-t-elle plus à même de relever ces défis mondiaux ou s'agit-il simplement de la dernière panacée aux problèmes structurels plus profonds de l’industrie du développement international?

Entre 2000 et 2017, le Groupe de la Banque mondiale a investi plus de 45 milliards de dollars dans l’éducation. D’autres donateurs multilatéraux et bilatéraux, plusieurs fondations ainsi que des organisations non gouvernementales ont également alloué des milliards au développement de l’éducation. Pourtant, comme le souligne le Rapport sur le développement dans le monde 2018, les progrès mondiaux vers la réalisation de l’ODD 4 – garantir une éducation inclusive et de qualité pour tou(te)s d’ici à 2030 – demeurent modestes.

Bien que l’accès à l’éducation ait progressé, « les résultats d'apprentissage en matière d’éducation de base sont tellement lents, dans tant de contextes, que les pays en développement font face à une crise de l’apprentissage » (p. 71). S’appuyant sur le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) de l’OCDE, l’enquête Trends in International Mathematics and Science Study (TIMSS) de l’IEA et sur d’autres évaluations internationales et régionales de grande envergure, le rapport signale que les progrès réalisés en termes d’apprentissage des élèves sont trop lents, voire inexistants dans de nombreux pays du monde:

Même si certains pays enregistrent des progrès dans le domaine de l’apprentissage, ces progrès sont généralement lents, y compris pour les pays à revenu intermédiaire qui rattrapent les pays les plus performants. Ces 10-15 dernières années, l’Indonésie a engrangé des avancées notables dans le cadre de l'évaluation PISA. Pourtant, même en supposant qu’elle puisse maintenir son taux d’amélioration pour la période 2003-2015, l’Indonésie n’atteindra pas la moyenne des pays de l’OCDE en mathématiques et en compréhension de l'écrit dans les 48 et 73 prochaines années, respectivement. Pour d’autres pays, l’attente pourrait être encore plus longue: d’après les tendances actuelles, la Tunisie devra attendre 180 ans pour atteindre la moyenne de l’OCDE en mathématiques et le Brésil plus de 260 ans pour atteindre la moyenne de l’OCDE en compréhension de l'écrit. Soulignons que ces calculs concernent des pays connaissant une amélioration de l’apprentissage. Parmi tous les pays ayant participé à plusieurs évaluations PISA depuis 2003, l’augmentation médiane des résultats moyens nationaux d’un cycle à un autre a été proche de zéro. (p. 7, italique ajouté).

La situation semble complètement désespérée.

Même si les preuves de cette « crise de l’apprentissage » doivent être (et sont) largement débattues2, le Rapport sur le développement dans le monde 2018 révèle involontairement une autre crise, plus pressante, qui nécessite notre attention de toute urgence: une crise de l’industrie du développement international à proprement parler.

Cette crise trouve son origine, en partie, dans la logique du colonialisme qui sous-tend le travail collectif de nombreuses institutions financières internationales, donateurs multilatéraux et bilatéraux, fondations et organisations non gouvernementales. La logique coloniale perpétue la division du monde en pays « développés » et « en développement », renforce les hiérarchies de pouvoir et de connaissance et réintroduit les « bonnes pratiques » occidentales en tant que solutions à la prétendue « crise de l’apprentissage ». Se dévoilant discrètement page après page, cette logique coloniale reflète les fondations de l’industrie du développement international, contredisant par là les objectifs que le rapport cherche à atteindre. Analysons quelques exemples.

Perpétuation des divisions coloniales du monde

Le canevas conceptuel du rapport en lui-même – ancré dans l’idée qu’il existe une « crise de l’apprentissage » dans les « pays en développement » – évoque ouvertement la vision dichotomique caractéristique de la logique coloniale. Cette logique perpétue la division du monde selon l’axe Nord/Sud ou pays développés/en développement en ce qui concerne les résultats d’apprentissage, et sépare ainsi clairement les pays à revenu intermédiaire et à faible revenu des pays occidentaux.

En outre, le rapport dépeint les pays « en développement » comme coincés dans un cercle vicieux de pauvreté, de corruption et de sous-développement, et considère les pays occidentaux comme des exemples à suivre. Ainsi, le rapport explique clairement comment un certain nombre d’« obstacles techniques et politiques peuvent enfermer les pays dans un équilibre de faible apprentissage, de faible degré de responsabilité et de fortes inégalités » (p. 171). Par ailleurs, il identifie aisément des exemples occidentaux que les pays « en développement » devraient suivre, citant « le bilan finlandais remarquable en matière d’apprentissage équitable » (p. 13) et mentionnant de temps en temps des pays non occidentaux ayant adopté des réformes néolibérales, tels que le processus de décentralisation en Pologne à la fin des années 1990 ou la mesure incitative liée à la rémunération des enseignant(e)s au Chili dans le milieu des années 2000, qui aurait contribué à l’amélioration des résultats d’apprentissage des élèves. Détail intéressant (mais pas surprenant), le rapport reste plutôt silencieux sur les politiques d’éducation et les caractéristiques des établissements scolaires dans les pays non occidentaux les plus performants, tels que la Chine ou le Japon, délimitant d’autant plus les contours de la logique du colonialisme à une géographie « occidentale ». (Le Japon, après tout, fut une puissance coloniale, mais n’a pas conservé le même niveau de pouvoir que l’Europe occidentale, les Etats-Unis ou l’Australie.)

Renforcement des hiérarchies coloniales liées au pouvoir et à la connaissance

Dans la section « Quelles sont les causes de la crise de l’apprentissage? » (p. 78), le Rapport sur le développement dans le monde 2018 souligne les problèmes d'expertise, de ressources et de mise en œuvre au niveau local. Il soutient que « l’école dessert les apprenants », car les enseignant(e)s manquent de compétences ou de motivation pour enseigner (et parfois ne se présentent pas à l’école), alors que les directeurs/trices d'école manquent de compétences en matière de gestion et de ressources (p. 9). En ce qui concerne les causes plus profondes de la « crise », il déclare que « les systèmes desservent les écoles », soit parce que les responsables politiques ignorent l’existence de la « crise de l’apprentissage », ou parce qu’ils/elles sont incapables de gérer des complexités techniques et des forces politiques qui « nuisent à l’alignement des systèmes éducatifs sur l’apprentissage » (p. 12). En qualifiant les intervenants du secteur de l’éducation au niveau national d’ignorants, de passifs, de corrompus ou simplement d’incapables de participer efficacement à l’élaboration des politiques éducatives et à la pratique scolaire, le rapport annihile involontairement les efforts locaux visant à mettre en œuvre des réformes en matière d’éducation.

Faisant écho au cliché véhiculé par l’Orientalisme d’Edward Saïd, il renforce le pouvoir des « experts » occidentaux qui sont volontiers disposés à proposer une assistance technique (et à en bénéficier), tout en facilitant la diffusion des « bonnes pratiques » dans l’ensemble des pays « en développement ».

Réintroduction des « bonnes pratiques » occidentales en tant que solutions

La rhétorique du développement international est certes devenue plus subtile. En d'autres termes, le Rapport sur le développement dans le monde 2018 ne vend plus les « bonnes pratiques » occidentales aux pays peu performants, mais comprend une clause de non-responsabilité soulignant la nécessité d’être plus attentifs lors du transfert des « bonnes pratiques » et présente les risques associés à la mise en place d’éléments spécifiques aux systèmes d’autres pays. Se référant au « tourisme PISA » en Finlande, le rapport met en garde: « les systèmes moins performants qui tentent de reproduire cette autonomie dans leur propre contexte risquent d’être déçus: accorder une plus grande autonomie à des enseignants insuffisamment instruits, non motivés et mal encadrés aura probablement pour effet d’empirer les choses » (p. 13). Bien qu'il souligne l’importance de « solutions locales et adaptées au contexte » (p. 13), le rapport poursuit toutefois en identifiant trois approches stratégiques pour « réaliser la promesse de l’éducation »: (1) apprécier les acquis, en utilisant de préférence les indicateurs internationaux de mesure de l’apprentissage, tels que l'enquête PISA de l’OCDE; (2) agir à la lumière de données factuelles, en particulier les « preuves scientifiques » issues des évaluations d’impact ou des essais randomisés contrôlés; et (3) aligner les intérêts afin de garantir que les politiques « ne nuisent pas aux programmes bien conçus » proposés par l’Occident (p. 23). Malgré la clause de non-responsabilité, nous sommes clairement de retour à la case départ: le Rapport sur le développement dans le monde 2018 encourage le recours à des outils de mesure occidentaux spécifiques pour diagnostiquer les problèmes et favorise dès lors les solutions d’inspiration occidentale, tout en contrôlant strictement toute interférence locale, qu’elle soit humaine, économique ou politique.

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Une lecture décoloniale du Rapport sur le développement dans le monde 2018 met en évidence les problèmes structurels au sein de l’industrie du développement international. Les interventions basées sur la logique coloniale – et ses principes inéquitables – ne permettront jamais de réaliser la « promesse de l’éducation », malgré l’optimisme du Rapport sur le développement dans le monde 2018 et les bonnes intentions de nombreux/euses donateurs/trices. Plutôt que de reprocher aux enseignant(e)s, aux écoles et aux communautés locales de nuire à des « programmes bien conçus », nous devons réévaluer en toute honnêteté les principes d’engagement en faveur du développement international, en reconnaissant leur logique coloniale intrinsèque qui perpétue les inégalités mondiales. Nous devons tenir l’industrie du développement international pour responsable de l’échec de son propre travail.

Il est temps de redéfinir plus largement la question de la « crise de l’apprentissage » et d’englober l’industrie du développement international. Ainsi, il devient évident que la « crise » dont nous parlons n’est pas la crise du « monde en développement », mais plutôt la crise de l’industrie du développement international. Et cela exige des interventions différentes et bien plus radicales.

« #WDR2018 à l’épreuve des faits » est une série de blogs promue par l’Internationale de l’Education. Elle rassemble les analyses d’expert(e)s et de militant(e)s de l’éducation (chercheurs et chercheuses, enseignant(e)s, syndicalistes et acteurs et actrices de la société civile) des quatre coins de la planète en réponse au Rapport sur le développement dans le monde 2018, Apprendre pour réaliser la promesse de l’éducation. La série fera l’objet d’une publication en préparation des Réunions du printemps 2018 de la Banque mondiale. Si vous souhaitez y contribuer, veuillez prendre contact avec Jennifer à l'adresse [email protected]. Les opinions exprimées n’engagent que leur auteur et ne représentent pas les positions de l’Internationale de l’Education.

Consultez le post précédent de la série écrit par Jelmer Evers: #WDR2018 à l’épreuve des faits no 12: La Banque mondiale face au tableau noir: le Rapport sur le développement dans le monde vu par un enseignant

1 Pour la première fois en 40 années d’existence, le rapport est consacré exclusivement à l’éducation, la plaçant sur un pied d’égalité avec d’autres questions de développement international, telles que la pauvreté et la croissance économique, le changement climatique et l’environnement, ainsi que l’emploi et les marchés.

2Nous devons également aborder le problème plus vaste de la faisabilité et du caractère souhaitable de recourir à des évaluations internationales de l’éducation de grande envergure pour mesurer la complexité de « l’apprentissage » dans les différents contextes culturels. Voir, notamment, parmi bien d’autres, les articles du blog de l’Internationale de l’Education écrits par Ravitch, 2018; Fischman et al., 2017; Handal, 2017; Pizmony-Levy, 2016; Rappleye & Komatsu, 2017; Bangs & Henry, 2017.

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.