#WDR2018 à l’épreuve des faits n°14: Où est le « monde » dans le Rapport sur le développement dans le monde 2018 ? Appel à modifier son titre en « Rapport de développement américain », par Jeremy Rappleye & Hikaru Komatsu
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Le Rapport sur le développement dans le monde 2018 « Apprendre pour réaliser la promesse de l’éducation », offre un éclairage précieux sur la vision du monde selon la Banque mondiale, la plus puissante institution de développement du monde. Au lieu de remettre en question les analyses explicites de la Banque, comme l’ont fait jusqu’à présent la plupart des blogs, il peut également s’avérer utile de prendre le temps d’écouter les silences du rapport, dont l’un des plus assourdissants est l’absence des autres approches d’apprentissage.
Le tableau simplifié ci-dessous indique le nombre de mentions de six pays dans le texte du Rapport (hors préface, données composites portant sur plusieurs pays et citations).
Pays
Nombre de mentions dans le Rapport
PISA 2015-Math (points)
PISA 2015-Science (points)
Résolution créative de problèmes (points)
Résolution collaborative de problèmes (points)
Etats-Unis
64
470
496
508
520
Royaume-Uni
19
492
509
517
519
Pays d’Asie orientale
Corée
13
524
516
561
538
Japon
2
532
538
552
552
Taiwan
0
542
532
534
527
La surabondance d'exemples tirés des Etats-Unis, même si elle constitue depuis bien longtemps le modus operandi du développement mené par l’Occident, semble aujourd’hui étrangement hors de propos dans un monde de l’éducation dominé par PISA. Non seulement les pays mentionnés - la Corée, le Japon et Taïwan - dominent systématiquement toutes les évaluations d'apprentissage depuis les années 60 (FIMS, TIMS, PISA), mais ces mêmes pays occupent également toutes les premières places dans les très récentes évaluations d’apprentissage de « nouvelle génération », explicitement conçues pour comprendre les « compétences du 21ème » : les exercices de résolution créative et collaborative des problèmes de l'OCDE (2012 et 2015). Les États-Unis (et le Royaume-Uni) se situent toujours pour leur part bien en-dessous de cette moyenne. Ne serait-il pas plus logique de considérer le concept alternatif d’apprentissage et d’enseignement dans ces pays comme un guide au lieu de placer une emphase si marquée sur les Etats-Unis ?
Ce qui accentue encore ce silence partisan, c’est la préface du Rapport, qui vante explicitement la réussite de la Corée : l’avant-propos rédigé par le Président coréen de la Banque vante la centralité de l’éducation pour le développement de la Corée. Pourtant, le Rapport qui suit ne mentionne ni recherche ni analyse à ce sujet. « Les systèmes les plus efficaces - en termes d’apprentissage - sont ceux qui ont réduit les écarts entre les données et la pratique » ; « en ce qui concerne par exemple la préparation de l’apprenant, des pays comme la Corée et Singapour atteignent des niveaux élevés dans la catégorie Enfants prêts à l’apprentissage» (23). Malheureusement, les « données » que souligne ensuite le Rapport se limitent aux apports des « nouvelles technologies de l'information et de la communication » et aux « réformes de la gestion des écoles et de la gouvernance » (22-23). Les omissions logiques de ce type faussent complètement la représentation des sources de l’apprentissage en Asie orientale (voir Komatsu & Rappleye 2017).
Parallèlement, plusieurs des réformes politiques les plus innovantes aux Etats-Unis et au Royaume-Uni au cours des dernières années tentent de tirer des enseignements de la pratique mise en place en Asie orientale. Par exemple, les pratiques de développement des enseignants japonais appelées Etude de leçon ont été largement adoptées par les enseignants dans plusieurs Etats des Etats-Unis (Floride) et de grands districts (Oakland et Chicago). On note également au Royaume-Uni plusieurs tentatives d’application de la méthode d’apprentissage des mathématiques dite « de Shangai ». Il va de soi que ces tentatives sont souvent très problématiques (voir Rappleye & Komatsu 2018). Mais ce que nous cherchons à faire valoir ici est le fait que beaucoup aux Etats-Unis et au Royaume-Uni se « tournent vers l’Est » pour chercher à améliorer l’apprentissage. Des études comme The Teaching Gap(Stevenson & Stigler 1999), qui apportent un éclairage précieux sur les différences fondamentales d’enseignement et d'apprentissage dans monde, connaissent un succès retentissant aux Etats-Unis. Le rapport ne fait cependant aucune mention de tous ces éléments. Il est difficile de ne pas en conclure que la Banque mondiale essaye toujours de gagner la Guerre froide et que ses analystes sont toujours emprisonnés dans la logique de la théorie de la modernisation : les Etats-Unis mènent le monde.
L’image de l’apprentissage selon la Banque se limite fondamentalement à deux sources : « la neuroscience cognitive a largement évolué avec l’imagerie cérébrale et révèle de nouveaux éléments quant au mode d’apprentissage des enfants », suggère le Rapport. La promesse de « solutions de développement » qui émerge des neurosciences décontextualisées est ensuite complétée par des discussions sur « ce qui fonctionne », tirées de la pratique aux Etats-Unis. Examinons par exemple le cadre 6.2, où le Rapport pose la question : « Qu’est ce qui fonctionne dans la formation initiale des enseignants » ? (133), puis poursuit en détaillant un exemple de New York City. Si ce type d’approches de l'apprentissage fonctionnent si bien, qu’est-ce qui peut alors expliquer les résultats médiocres des Etats-Unis aux tests internationaux d’évaluation de l’apprentissage.
Comme Robert Wade (1996) l’a décrit avec perspicacité il y a plus de 20 ans dans un article intitulé Japan, The World Bank, and the Art of Paradigm Maintenance, la Banque s’obstine à refuser d’autres points de vue et considère la pratique américaine comme la solution universelle pour le monde entier. Pourtant, c'est précisément l'Asie orientale qui connaît les cas de « réussite » de développement les plus nombreux en ayant pourtant privilégié une ligne largement différente de celle prescrite par la Banque : forces de l’Etat avant celles du marché, accent principalement porté sur le bien-être et l'équité et scolarisation considérée avant tout comme un projet culturel plutôt qu'économique. Comme le souligne un article récent de The Atlantic(2017) intitulé Japan Might Be What Equity in Education Looks Like, « le Japon a pour ses écoles des objectifs différents qu’un pays comme les Etats-Unis », ce qui mène à un engagement total pour l’équité.
Nous posons dès lors la questions suivante : N’est-il pas temps de renommer le « Rapport sur le développement dans le monde » en « Rapport sur le développement américain » ? La seule facette du Rapport méritant le qualificatif « mondial » est la portée de son ambition, non les idées qui sous-tendent la formulation de son analyse. Le fait d’ainsi renommer le Rapport à l’avenir permettrait d’éviter toute incompréhension sur ce qu’il représente en réalité.
Et pour éviter toute erreur : nous ne préconisons pas que les pays en développement copient le modèle de l’Asie orientale. Nous sommes assez d'accord avec l’affirmation quelque peu déloyale du Rapport selon laquelle les « interventions ne s’exportent pas simplement d'un pays à l'autre » (110). Nous sommes également d'accord avec Silova (2018) qui écrit dans son blog que la prétendue « crise de l'apprentissage » est en réalité une crise plus profonde de reconnaissance de la source du problème. Sur la base d’une recherche universitaire et de notre expérience de première main dans le cadre professionnel au sein même de la Banque (voir Rappleye & Un 2017), nous voyons aussi la triste détérioration des six dernières décennies de développement mené par l’Occident comme un échec. Nous aimerions nous aussi enfin voir le démantèlement de tout l’artéfact colonialiste et de la Guerre froide.
Pourtant, nous suggérons qu’un premier pas dans cette direction est d’exposer l'industrie du développement international mené par l’Occident - et principalement la Banque mondiale essentiellement focalisée sur les Etats-Unis - pour ce qu'elle est réellement : un colporteur des pratiques américaines comme solutions universelles. La diversification des sources potentielles d’apprentissage - particulièrement en y incluant des exemples hors Occident - est l’une des voies qui permettront de résister à l’illusion de solutions universelles.
« #WDR2018 à l’épreuve des faits » est une série promue par l’Internationale de l’Education. Elle rassemble les analyses d’expert(e)s et de militant(e)s de l’éducation (chercheurs et chercheuses, enseignant(e)s, syndicalistes et acteurs et actrices de la société civile) des quatre coins de la planète en réponse au Rapport sur le développement dans le monde 2018, Apprendre pour réaliser la promesse de l’éducation. La série fera l’objet d’une publication en préparation des Réunions du printemps 2018 de la Banque mondiale. Si vous souhaitez y contribuer, veuillez prendre contact avec Jennifer à [email protected]. Les opinions exprimées n’engagent que leur auteur et ne représentent pas les positions de l’Internationale de l’Education.
Références
Komatsu H and Rappleye J (2017) Did the shift to computer-based testing in PISA 2015 affect reading scores? A View from East Asia. Compare 47(4): 616-623.
Rappleye J and Komatsu H (2017) How to make Lesson Study work in America and worldwide: a Japanese perspective on the onto-cultural basis of (teacher) education. Research in Comparative and International Education 12 (4): 398-430.
Rappleye J and Un L (2018) What drives failed policy at the World Bank? An inside account of new aid modalities to higher education: context, blame, and infallibility. Comparative Education(forthcoming) http://dx.doi.org/10.1080/03050068.2018.1426534
Silova I (2018) It is not the learning crisis, it is the international development crisis! A Decolonial Critique. Education International in press.
Stigler JW and Hiebert J (1999 [2009]) The Teaching Gap. New York, NY: Free Press.
Wade R (1996) Japan, the World Bank, and the art of paradigm maintenance: The East Asian Miracle in political perspective. New Left View 217: 3-36.
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.