#WDR2018 à l’épreuve des faits n°16: Education de la petite enfance, pauvreté et privatisation: pourquoi l’EPE, pourtant si importante, fait-elle l’objet de crédits insuffisants dans les politiques de la Banque mondiale?, par Carol Anne Spreen
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L’apprentissage ne commence pas lorsque l’enfant entre à l’école. Chacun sait que de la naissance à l’âge de 5 ans, le cerveau de l’enfant connaît une croissance beaucoup plus marquée que par la suite et il est également plus sensible aux influences de l’environnement extérieur (telles que la stimulation cognitive, le développement du langage, les soins, l’imagination, mais aussi les influences négatives telles que la faim et la violence). Les enfants élevés dans des foyers qui vivent la pauvreté depuis longtemps, les enfants orphelins ou ceux qui n’ont qu’un accès limité aux ressources et aux services entrent dans le système scolaire officiel bien après leurs pairs. Le fait d’offrir à un enfant la possibilité de grandir dans un environnement sain, enrichissant et stable, dès la petite enfance, se répercute plus tard sur son développement cognitif, social et affectif, et plus cet environnement offre de possibilités de développement, plus l’enfant a de chances de s’épanouir.
Un large volet du Rapport sur le développement dans le monde (RDM) appelle l’attention sur les liens importants entre le développement de l’enfant, les neurosciences, et les questions de pauvreté (voir par exemple les sections Gros plan 1 et 2), et se révèle, globalement, dans la droite ligne des recherches actuelles et de la réflexion menée sur le bien-être de l’enfant et la création de possibilités d’apprentissage à un âge précoce. La logique sous-jacente de l’approche de la Banque mondiale (BM) en matière d’apprentissage transparaît toutefois à travers un recours à la rhétorique du marché tout au long du rapport (par ex. l’éducation en tant qu’investissement, « le déficit de la pauvreté », « les compétences engendrent les compétences » et la notion de « cursus plus ambitieux »).
En soutenant que l’éducation (et même l’éducation de la petite enfance-EPE) devrait principalement mettre l’accent sur l’amélioration des tests et de la responsabilité, le RDM laisse passer une occasion de proposer une approche plus globale de l’apprentissage et de la réflexion sur le développement humain tout au long de la vie d’une personne. Or, ne serait-ce pas aller un peu trop vite en besogne que d’accorder la priorité à l’investissement dans les tests et les mesures de responsabilisation, plutôt qu’à l’EPE ou à la lutte contre la pauvreté? Si l’EPE est importante, ce n’est pas uniquement dans une perspective d’amélioration des acquis scolaires, c’est aussi en raison de son potentiel de contribution à long terme à l’épanouissement de l’être humain.En outre, d’après des critiques émises quant au rapport, ce dernier semble largement ignorer la question du soutien et de la fourniture de l’éducation par la sphère publique, en particulier pour ce qui concerne des secteurs insuffisamment financés et en grande partie privés comme l’EPE. Bien qu’il en reconnaisse largement l’importance, le RDM ne précise pas si des fonds devraient être alloués à l’EPE et, si oui, par quels moyens. Si les avantages de l’EPE, en particulier pour les enfants issus de communautés pauvres, sont amplement discutés, aucune recommandation n’est finalement émise quant au financement ou à la création de programmes universels d’EPE.
Le manquement de la Banque mondiale à promouvoir l’intervention de l’Etat en matière de financement, de soutien et d’expansion de ce secteur critique. Quoi que reconnaissant l’importance de l’EPE, la Banque mondiale (BM) n’a eu de cesse d’appuyer des politiques de privatisation[1] qui portent atteinte à l’équité et empêchent les gouvernements de fournir des services importants et nécessaires (comme l’EPE) en faveur des pauvres.Bien qu’exerçant une influence croissante en tant qu’acteur, partenaire, entrepreneur, et fer de lance des processus liés à un marché croissant de services d’éducation privés, la BM n’est pourtant pas tenue de rendre compte de ses actes. En Inde par exemple, la BM apporte un soutien important aux centres privés d’éducation de la petite enfance, alors qu’il a déjà largement été prouvé que ces écoles détournent les étudiant(e)s et les ressources d’un système public qui pourrait être renforcé, exposent les filles et les familles pauvres à des obstacles supplémentaires et dégagent des bénéfices en rognant sur les dépenses (en accordant par exemple une très faible rémunération aux enseignant(e)s) au détriment du bien-être des étudiant(e)s[2].De même, de plus en plus d’éléments tendent à montrer que d’autres manifestations de la privatisation soutenues par la BM, à l’image des partenariats public-privé (PPP), des frais de scolarité et des chèques-éducation, exacerbent plus souvent qu’elles ne réduisent les inégalités, quand la réduction des inégalités devrait être une priorité de la Banque.En 2000, la BM (parmi d’autres organisations) a commencé à promouvoir le concept d’« écoles privées pour les pauvres » afin de faire contrepoids aux écoles publiques de qualité médiocre. Les motivations et objectifs de cette industrie extrêmement rentable sont bien documentés (voir par exemple « Mondes de l’éducation », édition spéciale sur la privatisation), et les services d’EPE à but lucratif connaissent ici une croissance marquée. Comme indiqué dans notre recherche « Tirer profit des pauvres »[3], ce secteur n’est pas réglementé: les maternelles ne sont pas soumises à des normes rigoureuses ou à une réglementation gouvernementale en matière d’infrastructures adéquates, de sécurité et de santé, de qualifications des enseignant(e)s ou de salaires, ce qui en fait un terrain particulièrement propice aux entreprises en quête de profits.Le secteur affiche également un potentiel de croissance considérable: le marché de l’éducation préscolaire en Inde pourrait potentiellement desservir près de 800 millions d’enfants. Le graphique ci-dessous présente les niveaux prévus de scolarisation ainsi que l’« évolutivité » de l’une de ces chaînes d’entreprises du secteur de l’éducation préscolaire payante.
Source: https://www.slideshare.net/NaveenKumar95/sudiksha-knowledge-solutions-9675111/10
La BM devrait promouvoir l’EPE comme un droit, mais aussi comme un placement intéressant pour les gouvernements. Il est absolument nécessaire que l’Etat intervienne dans le domaine de l’EPE afin d’équilibrer les règles du jeu, et pas seulement en termes d’universalité des services d’EPE mais aussi à travers la fourniture de repas scolaires, les liens avec les programmes de santé communautaires et l’introduction de subventions en faveur d’autres services (comme le transport). En effet, si l’accès à des services de haute qualité dans le domaine la petite enfance est un droit, l’investissement dans ce secteur relève de la responsabilité du gouvernement. Cette vision s’inscrit dans la droite ligne des Objectifs de développement durable (ODD), dès lors que l’indicateur 4.2.5 de la cible 4.2 mesure le nombre d’années d’éducation préscolaire (a) gratuite et (b) obligatoire garantie dans les cadres juridiques.Dans la plupart des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le financement du secteur public est le principal type d’investissement dans les services de l’EPE. Dans tous les pays de l’OCDE (à l’exception de la Corée du Sud), l’investissement dans les services de garde d’enfants et les services préscolaires relève du secteur public, bien que les parents partagent souvent une partie des coûts induits.[4] Pourtant, si l’on considère qu’investir 1% du PIB est un minimum pour assurer une éducation et une prise en charge de qualité de la petite enfance, les pays à revenu faible et intermédiaire (tranche inférieure) n’ont consacré que 0,08% de leur PIB à l’EPE en 2014.[5] Et 1% à peine du total de l’aide au développement en faveur de l’éducation (en 2014) a été affecté au développement de la petite enfance.[6]En raison des contraintes budgétaires posées à la grande majorité des gouvernements du monde, le fonctionnement des centres de la petite enfance et des centres préscolaires continue de dépendre essentiellement des familles, des ONG internationales et locales et du soutien du secteur privé. Dans ces pays, bon nombre de décideurs politiques sous-estiment encore l’importance d’investir dans l’enfance avant la scolarité obligatoire. Consécutivement, l’EPE ne dispose que rarement de l’infrastructure adéquate. Les écoles sont dirigées par des enseignant(e)s non qualifié(e)s (généralement des femmes) et peu rémunéré(e)s, sans aucune formation ou certification. Le niveau déplorable des installations et les mauvaises conditions de travail des éducateurs/trices de la petite enfance sont une question litigieuse. Généralement, les programmes de l’EPE ne sont pas régis par des normes nationales et la qualité des programmes fait rarement l’objet d’un suivi. En l’absence d’un accroissement significatif, et rapide, des budgets nationaux et de l’aide des bailleurs de fonds internationaux en faveur des services à la petite enfance, le développement social, affectif et cognitif des enfants entrant à l’école dans la plupart des pays du monde sera inutilement retardé.Et même si la logique de marché de la Banque mondiale devait commencer à s’inverser, l’on pourrait alors soutenir que le financement public de l’EPE n’est pas seulement un devoir pour l’Etat, il constitue aussi un placement intéressant. Dans le sillage des récentes discussions autour des ODD et des actions de sensibilisation déployées par diverses organisations de la société civile, même des économistes de premier plan mondial et des ministres des Finances considèrent à présent l’EPE comme le placement national le plus intéressant en termes de retour sur investissement.[7]
Contribuer à la crise de l’apprentissage En résumé, le RDM 2018 continue de promouvoir des idées et des politiques qui considèrent l’éducation comme un marché et un investissement, creusant encore les inégalités et plaçant directement le devoir et l’obligation de « réaliser la promesse de l’éducation » sur le dos des familles et des enfants, portant ainsi atteinte à l’enseignement public et à l’éducation de la petite enfance universelle en tant que droit humain.En abordant l’apprentissage et les compétences sous un angle marchand, l’engagement de la Banque mondiale en faveur de ce qu’elle nomme l’Agenda de l’apprentissage (Learning agenda) dessert en fait la réalisation des droits humains universels. La Banque devrait davantage mettre l’accent sur les besoins plus généraux des enfants en matière d’apprentissage et de développement. En effet, en promouvant des initiatives visant à réduire les investissements dans le secteur public, la Banque mondiale a largement contribué à la crise de l’apprentissage.« #WDR2018 à l’épreuve des faits » est une série promue par l’Internationale de l’Education. Elle rassemble les analyses d’expert(e)s et de militant(e)s de l’éducation (chercheurs et chercheuses, enseignant(e)s, syndicalistes et acteurs et actrices de la société civile) des quatre coins de la planète en réponse au Rapport sur le développement dans le monde 2018, Apprendre pour réaliser la promesse de l’éducation. La série fera l’objet d’une publication en préparation des Réunions du printemps 2018 de la Banque mondiale. Si vous souhaitez y contribuer, veuillez prendre contact avec Jennifer à [email protected]. Les opinions exprimées n’engagent que leur auteur(e) et ne représentent pas les positions de l’Internationale de l’Education.
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