En Amérique latine, les enseignant(e)s et les étudiant(e) s luttent pour le droit à des études universitaires, par Yamile Socolovsky
Restez à jour
Abonnez-vous à la lettre d’information Mondes de l’Éducation.
Restez à jour
Abonnez-vous à la lettre d’information Mondes de l’Éducation.
Merci de votre abonnement
Une erreur est intervenue
Le 15 juin a marqué le centenaire de la réforme universitaire qui, impulsée dans la ville argentine de Córdoba par le mouvement étudiant, a donné naissance à un processus de transformation démocratique des structures universitaires qui eut des répercussions dans toute la région. Ce mouvement a fait des universités publiques latino-américaines un terrain de dispute permanent entre ceux qui n'ont jamais cessé de regretter le modèle exclusif et élitiste, et ceux qui soutiennent la nécessité d'assurer, en plus du droit à l'enseignement supérieur, l'engagement à la construction de sociétés justes et équitables.
Quelques jours avant cette commémoration a eu lieu, dans la ville de Córdoba, la Conférence régionale sur l'enseignement supérieur (CRES), organisée tous les dix ans par l'Institut international de l'UNESCO pour l'enseignement supérieur en Amérique latine et dans la région des Caraïbes (IESALC). En 2008, la CRES avait déclaré que « l'enseignement supérieur est un bien public social, un droit humain universel et un devoir de l'Etat », insistant sur le « rôle stratégique qu'il doit jouer dans le processus de développement des pays de la région ». Cette déclaration de principes était une manifestation claire de l'orientation anti-marché qui, aux mains de gouvernements progressistes et démocratiques populaires, gagnait à cette époque-là en importance dans la politique éducative et de production de connaissances au niveau régional. L'affirmation d'un « droit individuel et collectif aux études universitaires » fut à cette époque une bannière qui a distingué les luttes pour l'éducation en Amérique latine et qui a légitimé l’examen critique des structures existantes dans le cadre de la poursuite de l'égalité réelle, supérieure à la vieille idée libérale de l'égalité abstraite des chances qui, conjuguée au discours méritocratique, représente une justification de la reproduction des inégalités dans le milieu éducatif. Durant les quinze première années de ce siècle, dans des pays comme le Brésil, l'Equateur, le Venezuela, l'Uruguay, la Bolivie et l'Argentine, les systèmes publics d'enseignement supérieur ont reçu une attention considérable des gouvernements qui, attentifs à la demande du mouvement social, ont compris qu'il était indispensable de créer des conditions pour démocratiser les connaissances afin de promouvoir un modèle productif et social qui permettrait de surmonter la dépendance économique et culturelle historique de notre région. Les stratégies et les conditions furent très différentes mais, de manière générale, l'augmentation du financement de l'Etat pour l'enseignement supérieur public, la création de nouvelles institutions, la mise en place de politiques d'inclusion pour les étudiants à faible revenu et d'autres secteurs traditionnellement exclus de l'enseignement supérieur, la promotion des actions associant des universités à l'élaboration de politiques publiques, la tentative de créer des réseaux de coopération régionale, furent quelques-unes des initiatives caractéristiques d'une phase de revalorisation politique de l'éducation et des connaissances en tant que facteurs de démocratisation et d’émancipation sociale.
Ces jours-ci, suite au changement radical de l’orientation politique de la plupart des gouvernements d'Amérique latine qui a laissé place à des gouvernements qui ne représentent que les intérêts du capital financier transnational, les inquiétudes quant à l'orientation de la politique éducative, scientifique et technologique sont majeures et justifiées. Dans le cadre d'un processus soutenu et délibéré de sous-financement des systèmes éducatifs publics, où les syndicats luttent contre la suppression de droits du travail, la réduction du budget de l'Etat et l'introduction du programme de réforme néolibérale de l'éducation et de l'Etat, la CRES 2018 est apparu comme un forum complexe où il semblait difficile d'éviter un recul de la conception de la politique éducative et universitaire.
Ainsi, la Federación Nacional de Docentes Universitarios(CONADU) d’Argentine, en collaboration avec le Bureau régional de l'Internationale de l’Education pour l’Amérique latine (IEAL), a convoqué un très large éventail d'organisations, d'institutions et de personnalités éminentes du monde universitaire pour mener à bien la Rencontre latino-américaine contre le néolibéralisme, pour une université démocratique et populaire(en espagnol). Plusieurs forums de discussion dans des universités à travers le pays ont précédé cette réunion: à Buenos Aires, dans les universités nationales de San Juan, Tucuman, La Plata, Misiones, Nordeste, Rio Cuarto, las Artes, dans plusieurs universités de l’agglomération de Buenos Aires, et aussi à l'Université de la République de l'Uruguay. Des centaines d'étudiant(e)s et d'enseignant(e)s ont investi les locaux de l'Université nationale de Córdoba la veille du début de la CRES en vue d'analyser et de discuter de la situation actuelle de l’université et de l'enseignement supérieur pour apporter à la Conférence une vision claire des enjeux à ce stade, face à l’offensive des agents de la marchandisation, et pour faire entendre une voix collective et organisée de la lutte populaire pour la démocratie, la souveraineté et l'émancipation des peuples latino-américains.
La présence d'étudiant(e)s a impulsé une force extraordinaire à la rencontre: la puissance de l'enthousiasme et le militantisme volontaire d'une jeunesse qui ne veut pas renoncer à son droit à l'éducation, mais surtout, son droit de rêver et de construire une société plus juste.
Ce jour-là, les étudiant(e)s et les enseignant(e)s ont sauvegardé le sens latino-américaniste et rebelle de la Réforme de 1918. Ils ont notamment discuté des conditions nécessaires pour garantir effectivement le droit d'étudier à l’université, la nature stratégique de la production de connaissances pour le développement souverain des nations d’Amérique latine, la nécessité de développer des solutions alternatives aux dispositifs en vigueur à l'échelle mondiale dans l'organisation et l'évaluation de l'activité académique, les dimensions de la démocratisation de l'université, la demande pour l'égalité entre les genres et les facteurs actuellement favorables à la privatisation et la marchandisation du secteur.
La clôture du forum ne pouvait être qu’une fête, rappelant l'appel de Che Guevara: « Il faut que l'université se teinte de noir, de mulâtre, d’ouvriers, de paysans ». Nous appelons à unir la lutte universitaire avec la mobilisation populaire qui investit aujourd'hui les rues de l'Argentine et de l'Amérique latine, pour la défense de la démocratie, des droits, du travail, de la liberté et de la justice.
Enfin, les échos de cette rencontre inoubliable semblent avoir atteint la CRES 2018, dont les débats ont bénéficié de la participation de camarades qui ont eu un rôle prédominant lors de notre rencontre: les membres de CONADU d’Argentine, de PROIFES et CONTEE du Brésil, de FAPROUASD de la République dominicaine, de FAUECH du Chili, d’ASPU de la Colombie et de FENDUP du Pérou, également des universitaires proéminent(e)s, des étudiant(e)s et des représentant(e)s des universités publiques de plusieurs pays de la région. La Déclaration de principes qui y a été élaborée réaffirme le principe de l'enseignement supérieur en tant que droit fondamental qui doit être garanti par les Etats. Mais elle met aussi explicitement en garde vis-à-vis de l’orientation du monde actuel: l’intention de rendre l'enseignement supérieur un marché lucratif, dans un contexte où l’emprise du capital financier augmente les inégalités sociales dans tous les pays et approfondit en même temps l'écart entre le Nord et le Sud. La déclaration exhorte les gouvernements à établir des règlements qui protègent l'éducation et interdisent leur inclusion comme biens échangeables dans les accords de libre-échange et à élaborer des politiques actives pour assurer l'universalité de l’enseignement supérieur de qualité, mettant l’accent sur l’inclusion, la diversité ainsi que la pertinence locale et régionale. Ce résultat est une grande réussite pour renforcer le mouvement qui, aujourd'hui, en Argentine et dans toute l'Amérique latine, fait face à une dure bataille à mener pour défendre le droit à l'éducation et aux connaissances. Sans aucun doute, cela renforcera l'alliance entre les syndicats et les organisations d'étudiant(e)s, ce qui est indispensable pour la formation d'un front large capable non seulement de défendre les droits antérieurement acquis dans le secteur de l'éducation, mais au de participer activement à la lutte pour la démocratie, maintenant menacée par l'autoritarisme qui impose à nos sociétés le gouvernement des corporations économiques et du capital financier international.
En 1918, le mouvement étudiant déclarait: « Les douleurs qui restent sont les libertés qui manquent ». Dans les temps de ténèbres, l'espoir ne nous quitte pas. Tant que la lutte pour ces libertés continue de mobiliser et d'unir les jeunes, les travailleurs/euses, en Amérique latine et aux quatre coins de la planète, un autre monde reste possible.
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.