« La Banque mondiale adopte-t-elle la bonne approche pour garantir la performance des enseignant·e·s? », par David Edwards
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Questions fondamentales concernant Teach, le nouvel outil de la Banque mondiale pour l’observation dans les classes.
La Banque mondiale marquera demain le coup d’envoi de Teach, son nouvel outil pour l’observation des enseignant·e·s. Ce dernier est destiné à évaluer la qualité de l’enseignement sur la base d’un ensemble de critères de qualité définis par la Banque mondiale elle-même. L’Internationale de l’Education s’inquiète du lancement de Teach, craignant les répercussions imprévisibles que pourrait avoir ce nouvel outil, susceptibles de faire obstacle et de porter atteinte au travail et à l’autonomie professionnelle des enseignant·e·s. Je m’explique.
1. Comment se fait-il que la Banque mondiale ait pu développer un outil pour l’évaluation de la qualité des enseignant· e· s en l’absence de ces dernier·ère· s?
Teach a été conçu sans aucune participation pertinente de la profession enseignante. L’IE, porte-parole de plus de 32 millions d’enseignant·e·s à travers le monde, n’a pas été une seule fois invitée à faire part de ses points de vue sur le développement de cet outil au cours des deux années nécessaires à son élaboration. La Banque mondiale affirme, non sans fierté, qu’un enseignant fait partie de l’équipe Teach(Molina et al. 2018a, p. 6). Mais, après examen plus approfondi, il apparaît que cette personne n’est ni un représentant élu de la profession enseignante ni un enseignant actif, mais simplement une personne ayant été membre durant 2 ans [1] de l’organisation Teach for America, avant de passer à autre chose. Le manuel « Teach » précise que, avant tout lancement de l’outil au niveau national, une consultation approfondie a lieu avec les représentants des gouvernements, les partenaires du développement ou les équipes de recherche: mais qu’en est-il des enseignant·e·s et de leurs syndicats?
Dois-je rappeler la Déclaration d’Incheon, qui appelle à la pleine participation des enseignant·e·s à l’élaboration et à l’évaluation des politiques éducatives ? Comment expliquer qu’aucun·e enseignant·en’ait été invité·e aux côtés des économistes qui, demain, examineront les moyens d’atteindre les Objectifs de développement durable ayant un lien direct avec la profession enseignante? Je prie instamment la Banque mondiale de prendre en compte et de respecter les points de vue des représentant·e·s de la profession qu’elle cherche à améliorer.
2. Quand la Banque mondiale cessera-t-elle de porter atteinte au professionnalisme du personnel enseignant?
L’autonomie professionnelle est l’une des pierres angulaires de l’éducation de qualité, dans la mesure où les enseignant·e·s, en tant que personnes spécialisées, s’appuient sur leur jugement éclairé pour sélectionner les méthodes et le matériel pédagogiques correspondant le mieux aux besoins de leurs étudiant·e·s. Teach, en revanche, affaiblit cette autonomie professionnelle, laissant supposer que la Banque mondiale connaît mieux que les professionnel·le·s de l’enseignement les pratiques devant être appliquées dans les classes.
L’observation des enseignant·e·s, lorsque celle-ci est effectuée par des spécialistes de la profession en vue de leur perfectionnement, peut s’avérer utile dans le cadre du développement professionnel. Par ailleurs, il a été démontré que l’observation mutuelle des pratiques pédagogiques entre enseignant·e·s, suivie d’un programme d’accompagnement et de coaching organisé par la communauté professionnelle, contribue à améliorer les méthodes d’enseignement. Teach, au contraire, est un outil destiné à être utilisé par des équipes d’observation composées de personnes ordinaires sans aucune expérience de l’enseignement, ayant uniquement suivi une formation de quatre jours [2]. Si la Banque mondiale reconnaît que les enseignant·e·s sont des professionnel·le·s, alors elle se doit de respecter certaines normes dans le cadre d’une évaluation professionnelle. Un·e économiste de la Banque mondiale accepterait-il de se faire évaluer par un·e citoyen·ne quelconque, n’ayant aucune formation dans son secteur professionnel?
3. La Banque mondiale affirme que cet outil n’est pas destiné à surveiller les enseignant· e· s. Mais si la propriété et l’utilisation des résultats des observations appartiennent aux pays participants, comment garantir qu’il ne s’agit pas d’un outil de surveillance?
Nous émettons nos plus vives inquiétudes concernant la surveillance des enseignant·e·s et leur droit à la vie privée. Dans quelle mesure l’anonymat des enseignant·e·s sera-t-il garanti, lors de leur apparition dans des vidéos de formation ou au moment de la diffusion des résultats des évaluations par les équipes d’observation. Le manuel « Teach » demande aux observateurs/trices de garantir aux enseignant·e·s que leur identité « restera entièrement confidentielle » (afin de pouvoir accéder à leurs classes). Il est cependant difficile de déterminer si cet anonymat pourra réellement être respecté, étant donné que la Banque mondiale ne pourra, en définitive, exercer aucun contrôle sur la façon dont les gouvernements nationaux utiliseront les données collectées au travers de l’outil. Des sociétés commerciales privées sont susceptibles d’être impliquées dans la collecte, le traitement et la conservation des informations concernant l’enseignant·e et pourraient avoir des intérêts contraires aux droits humains et professionnels.
4. Chacun son rôle: la Banque mondiale est-elle habilitée à définir les critères de qualité des enseignant· e· s dans le monde?
Teach a été conçu pour évaluer trois domaines (culture de la classe, instruction et compétences socio-émotionnelles), ainsi que 28 comportements qui, avec le temps effectivement consacré à la tâche, déterminent selon la Banque mondiale les « pratiques d’enseignement de qualité ». Les enseignant·e·s se félicitent de la plupart des « comportements » figurant dans la liste, comme par exemple, la prise en compte de la question du genre, l’esprit critique et les compétences sociales et émotionnelles. Mais en quoi la Banque mondiale jouit-elle d’une quelconque légitimité pour déterminer catégoriquement la qualité d’un·e enseignant·e dans différents pays?
A ce jour, les ouvrages spécialisés ne proposent aucune définition unanime de la pédagogie parfaite. Et, d’autre part, l’efficacité des méthodes d’enseignement peut varier d’un pays à l’autre. La Banque mondiale maintient qu’elle évite les écueils imputables à la standardisation des outils d’observation utilisés par le passé, rappelant que les pays ont désormais la possibilité d’adapter Teach en fonction de leurs propres priorités. Mais cela suffira-t-il? Teach a pour objectif de « développer un langage commun pour l’analyse des pratiques des enseignants », basé sur des « expériences universelles qui conduisent à l’apprentissage » (Molina et al. 2018a, p. 4). Cependant, Teach a été créé en s’appuyant sur des outils d’observation existants qui, au départ, proviennent des Etats-Unis (Molina 2018a, p. 6).
Comme l’a démontré Tabulawah au Botswana, lorsque de nouvelles pratiques d’enseignement importées de l’étranger sont imposées aux enseignant·e·s sans leur approbation ou en l’absence d’une bonne compréhension du contexte socio-historique, les réformes risquent de ne pas être efficaces (Tabulawah, 1997). Les instruments d’évaluation des enseignant·e·s doivent être développés au niveau local, en collaboration avec les syndicats d’enseignants. Par ailleurs, il convient de souligner la forte connotation néo-colonialiste de cet outil conçu à Washington pour être utilisé dans les pays en développement, en particulier, lorsque l’on sait que, au moyen de cet outil, la Banque mondiale cherche non seulement à évaluer les enseignant·e·s, mais également à influencer la situation sur le terrain dans les classes de pays étrangers.
5. Les critères simples de l’outil permettront-ils de porter un jugement pertinent sur la qualité d’un· e enseignant· e? Les évaluations risquent-elles d’être utilisées de manière abusive contre les enseignant· e· s?
Teach a été conçu pour être un « outil simple et facile à utiliser ». Comptant au départ 43 éléments, il a été réduit à 14 puis à 10, afin de supprimer ceux jugés inobservables. Dans quelle mesure le cadre de la Banque mondiale pour la qualité de l’enseignement reflète-t-il les éléments pouvant être facilement mesurés plutôt que ceux s’avérant les plus importants pour l’enseignement? L’évaluation en elle-même consiste en 2 x 15 minutes d’observation, accompagnées de 3 instantanés de 1 à 10 secondes. La valeur d’un·e enseignant·e peut-elle être déterminée en quelques minutes à peine? Le manuel « Teach » demande aux observateur·rice·s de garantir aux enseignant·e·s que « ces observations ne seront pas utilisées à des fins d’évaluation ». Ces évaluations risquent cependant d’être utilisées à mauvais escient et de servir, en définitive, à sanctionner injustement les enseignant·e·s.
Conclusions – Teach: un outil inefficace pour l’amélioration de la qualité de l’enseignement
Teach vise à « améliorer l’évaluation des pratiques d’enseignement dans les pays à revenu faible et intermédiaire ». Mais quelle est la valeur de l’évaluation pour l’évaluation? La validation de l’outil, ou plutôt l’auto-validation puisque la recherche a été conduite par l’équipe Teach(Molina et al. 2018b), prétend démontrer la qualité de l’évaluation. Pourtant, aucune étude ne démontre que cet outil d’évaluation des enseignant·e·s contribue réellement à améliorer les pratiques d’enseignement. Si la Banque mondiale accorde autant d’importance aux initiatives fondées sur des preuves factuelles, pourquoi ne pas baser son travail sur la pléthore d’études qui démontrent que ce n’est pas la surveillance des enseignant·e·s qui produit un enseignement de qualité, mais bien la qualité de leur formation initiale et de leurs conditions de travail, ainsi que le statut élevé et l’attrait de la profession enseignante.
Références bibliographiques
Molina et al. (2018a). Evidence Based Teaching: Effective practices in Primary School Classrooms. Teach Classroom Observation Tool Background Paper. Groupe de la Banque mondiale.
Molina et al. (2018b). Measuring Teaching Practices at scale: Results from the Development and Validation of the Teach Classroom Observation Tool. Teach Classroom Observation Tool Background Paper. Groupe de la Banque mondiale.
Tabulawa, R. (1997). Pedagogical practice and the social context: the case of Botswana. International journal of Education Development. Effective practices in Primary School Classrooms (17:2), 189-204.
[1] Au niveau de l’enseignement secondaire, même si Teach se limite actuellement à l’enseignement primaire.
[2] Par des responsables de la mise en œuvre locaux·ales (expérience de l’enseignement non requise) qui, à leur tour, sont formé·e·s par des formateur·rice·s de la Banque mondiale (2 années d’expérience requises en matière de formation, mais aucune expérience requise dans l’enseignement).
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.