#Rattraponsleretard #3 Turquie: le gouvernement viole les droits syndicaux et les libertés académiques du personnel enseignant
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Aujourd’hui, à l’occasion du Forum politique de haut niveau des Nations Unies (FPHN), la Turquie présentera son Examen national volontaire (ENV) des progrès accomplis en faveur de la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD).
Il demeure toutefois peu probable que cet examen puisse amener à évaluer sous un angle critique les nombreuses politiques gouvernementales qui entravent concrètement la réalisation des ODD.
Cet article dénonce les violations des droits des syndicats de l’éducation auxquelles se livrent en ce moment même les autorités turques, ainsi que la politisation de l’éducation et la situation du personnel de l’enseignement supérieur qui est non seulement privé de ses libertés académiques, mais également emprisonné pour s’opposer aux agissements du gouvernement. Il décrit en outre la lutte menée par les syndicats de l’éducation pour défendre leurs droits. Sans respect des droits fondamentaux du personnel de l’éducation, l’ODD 4 ne sera jamais une réalité.
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Les violations des droits humains et syndicaux sont en recrudescence en Turquie depuis l’adoption des (Objectifs de développement durable) ODD. Le personnel enseignant et universitaire est privé de ses libertés académiques, au même titre que toute personne opposée aux politiques et objectifs gouvernementaux pour le système d’éducation est prise pour cible et sanctionnée.
Instaurer la peur pour bafouer les libertés académiques et l’autonomie professionnelle du personnel enseignant: licenciements massifs des effectifs et emprisonnement des universitaires.
En juillet 2016, le gouvernement a décrété l’état d’urgence suite à une tentative de coup d’Etat. Les autorités turques ont commencé à traquer et persécuter toute personne soupçonnée d’avoir des vues critiques vis-à-vis du gouvernement d’Erdoğan. Comme le soulignent Stevenson et Bascia: « Plusieurs milliers de membres de la communauté enseignante et universitaire ont été victimes de licenciements et de suspensions. (…) Le coup d’Etat manqué a clairement offert aux autorités un prétexte pour également s’attaquer à toute personne connue pour défendre des opinions politiques opposées au pouvoir, notamment au sein de la communauté enseignante et universitaire. Cette situation a instauré un climat de défiance et de peur parmi le personnel enseignant en Turquie. »
Au mois de juillet 2018, l’état d’urgence a été levé, mais a laissé place à une loi antiterroriste permettant de poursuivre ce que beaucoup ont appelé « la chasse aux sorcières ». Depuis 2016, près de 140.000 fonctionnaires ont été victimes de licenciements. Une commission d’enquête a désormais été mise en place pour examiner les 125.000 appels interjetés contre les licenciements abusifs, mais 93,24 % d’entre eux ont été rejetés. Au mois d’avril 2019, seules 37 personnes avaient réintégré leurs fonctions dans l’enseignement.
En 2016, six mois avant la tentative de coup d’Etat, 1.128 universitaires ont publié une pétition dans le cadre de leur Initiative pour la paix, déclarant: « Nous ne ferons pas partie de ce crime ». Cette pétition, qui compte actuellement 2.212 signatures, appelle le gouvernement turc à mettre fin à la violence et exige la restauration immédiate de la paix dans sud-est du pays. Des poursuites judiciaires ont été engagées contre 1.128 universitaires pour « propagande au profit d’une organisation terroriste ». Si bon nombre sont toujours en procès, d’autres connaissent déjà leur sentence et purgent une peine de prison allant de 15 mois à plus de 3 ans.
Violation des droits syndicaux
Loin de s’acquitter de ses obligations en ce qui concerne les ODD, le gouvernement turc viole les Conventions 87 et 98 de l’Organisation internationale du Travail (OIT), portant respectivement sur la liberté syndicale et sur le droit d’organisation et de négociation collective. En conséquence, Eğitim Sen, le syndicat du personnel de l’éducation et de la science, a soumis un rapport à l’OIT en 2018, décrivant les violations en question et les cas de discrimination antisyndicale. Un grand nombre de membres d’ Eğitim Sen ont perdu leur emploi dans l’enseignement (depuis 2016, plus de 10.000 membres du syndicat ont fait l’objet d’une suspension et 1.628 d’un licenciement, sans explication ou possibilité de recours équitable). D’autres ont dû accepter leur réaffectation dans des régions éloignées ou ne peuvent plus participer à des activités syndicales. La plupart des responsables d’établissement scolaire, membres d’ Eğitim Sen, ont été victimes de licenciement, tandis que les effectifs affiliés à des organisations syndicales pro-gouvernementales demeurent privilégiés dans le cadre des promotions. La plupart des activités syndicales sont interdites ou empêchées par les autorités.
Velat Kaya, Secrétaire général d’ Eğitim Sen, a été frappé d’une interdiction de voyager, après avoir été arrêté en mai 2019. Cette mesure l’a empêché de participer à la Conférence internationale du Travail à Genève, où il était prévu que la Commission de l’application des normes examine la question de l’application (ou plutôt la non-application) de la Convention 87 de l’OIT par la Turquie.
La stratégie gouvernementale pour le personnel enseignant 2017-2030: promouvoir l’emploi précaire
Cette stratégie, qui est en réalité une feuille de route pour les réformes à implanter dans le secteur de l’éducation jusqu’en 2030, est censée démontrer comment les politiques éducatives turques pourront contribuer à la réalisation de l’ODD 4. En apparence, la stratégie semble soutenir le professionnalisme du personnel enseignant. Ses trois objectifs majeurs sont 1) garantir la haute qualité de la formation et les hautes qualifications du personnel enseignant, 2) garantir la haute qualité du développement professionnel continu et 3) renforcer le statut de la profession enseignante. Dans son avant-propos, le ministre de l’Education souligne que le personnel enseignant joue un rôle crucial dans toute réforme de l’éducation, rappelant également que « si les tentatives de réforme ne sont pas adoptées, assimilées et appliquées dans les classes, elles se révèleront infructueuses ».
Toutefois, une analyse plus approfondie de cette stratégie laisse apparaître des propositions politiques qui, non seulement nuisent au professionnalisme de la communauté enseignante, mais menacent également le droit des étudiant·e·s à une éducation de qualité. Le gouvernement souhaiterait actualiser et renforcer le régime « contractuel » pour le personnel enseignant, introduit en 2016 à la suite de la loi 652. Ce modèle contractuel, associé à des examens oraux pour le recrutement et à des évaluations régulières de la performance, implique que les effectifs sont employés dans des conditions précaires et risquent le licenciement en cas de non-respect des orientations politiques du gouvernement. Selon Eğitim Sen: « La communauté éducative doit faire preuve de loyauté et d’obéissance envers le pouvoir politique. Contraint de travailler dans un climat d’instabilité inhérent aux emplois précaires, le personnel est en réalité forcé d’agir au profit de l’Etat et non dans l’intérêt des étudiants. » Eğitim Sen s’oppose avec véhémence à l’adoption d’une nouvelle loi pour la mise en œuvre de cette stratégie. Le syndicat organise des réunions, au niveau central et dans quatre régions du pays pour s’opposer à cette loi.
Politisation et privatisation croissantes du système éducatif
Pour Özgür Bozdogan, Secrétaire pour l’éducation et l’enseignement supérieur d’ Eğitim Sen, le projet de réforme gouvernemental de l’éducation est basé sur deux piliers interdépendants: islamisation et privatisation. Ces piliers constituent des obstacles pour de nombreux aspects de l’ODD 4: la gratuité de l’enseignement, la qualité de l’éducation de la petite enfance (EPE), de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur et de l’enseignement et de la formation techniques et professionnels, la formation au développement durable et l’égalité des genres au sein de l’éducation.
S’agissant du premier pilier, en rendant public son projet de modernisation des écoles du pays, le ministère de l’Education introduit des changements au niveau du système et des programmes d’études qui visent à renforcer l’influence de la religion dans les écoles. L’expansion des institutions d’éducation de la petite enfance islamiques dites « sibyennes » est jugée préjudiciable à la qualité des services d’EPE, en raison de l’application de méthodes pédagogiques traditionnelles basées sur l’enseignement direct. Les récentes réformes des programmes d’études ont restreint l’enseignement des sciences et des sciences humaines, au profit de l’enseignement confessionnel. En classe de 9e année,cinq cours (chimie, physique, biologie, philosophie et géographie) ont été fusionnés en un seul, intitulé « sciences de base », tandis que les plages horaires réservées à ces matières sont passées de dix heures à une heure seulement. Selon les organisations représentant le personnel enseignant, l’islamisation du système d’éducation compromet également l’égalité des genres en matière d’éducation, visée par l’ODD 4.5.
L’érosion du système d’enseignement public va de pair avec la privatisation croissante du secteur. A l’instar des parents qui, opposés à l’ingérence politique du gouvernement dans l’éducation, choisissent d’envoyer leurs enfants dans des établissements privés, le gouvernement encourage la conversion des dershanes(centres de cours particuliers) en établissements entièrement privatisés.
Selon Eğitim Sen, le gouvernement souhaite faire en sorte que le profil du personnel enseignant soit en adéquation avec ces piliers. En instaurant un climat de peur au sein de la profession enseignante, le gouvernement transforme les effectifs en fonctionnaires sous contrôle de l’Etat, et non en personnel professionnel soucieux de répondre aux besoins des étudiant·e·s.
Conclusions
Cette étude de cas démontre l’importance de l’analyse critique au-delà du voile de la rhétorique gouvernementale. Trop souvent, les gouvernements utilisent les notions de participation, d’inclusion et de professionnalisme en parlant du personnel enseignant et des ODD, tout en introduisant simultanément des politiques et des mesures qui limitent la liberté d’expression et portent atteinte aux libertés académiques et syndicales, en violation du droit international. Si l’on souhaite réaliser l’ODD 4, il importe que les conventions internationales du travail soient respectées et que les gouvernements prennent au sérieux les stratégies de mise en œuvre convenues dans le Cadre d’action Education 2030. Les statistiques gouvernementales « officielles » que fournissent les pays pour assurer le suivi des engagements en faveur des ODD sont loin d’être suffisantes pour évaluer la situation réelle sur le terrain.
Le cas de la Turquie démontre surtout la difficulté à réaliser l’ensemble des différents volets du programme 2030, dans les pays où la position politique du gouvernement s’oppose à la vision transformatrice du programme des ODD. En Turquie, on peut espérer un changement, dans la mesure où les élections locales de 2018 (ayant enregistré un taux de participation de plus de 50 pour cent) ont révélé un affaiblissement du contrôle de l’AKP sur les zones urbaines. Toutefois, tant que des mesures restrictives porteront atteinte aux droits syndicaux, à la liberté d’expression du personnel enseignant et à l’enseignement des sciences et du développement durable, l’ODD 4 restera un rêve inaccessible. Un changement urgent est vital.
En 2015, les gouvernements se sont engagés à atteindre l’objectif d’une éducation de qualité, inclusive, équitable pour toutes et tous d’ici 2030 (Objectif de développement durable 4, ODD 4). Quatre ans plus tard, le monde accuse un retard très important pour ce qui est de la concrétisation de l’objectif. Cette série de mini-blogs présente quelques-unes des nombreuses difficultés qui entravent la réalisation de l’ODD 4, du point de vue des enseignant·e·s et des personnels de soutien à l’éducation.
Télécharger (en anglais) « Off Track : Educators Assess Progress Towards SDG 4 » ici(en anglais) et le résumé en FRANCAIS, ANGLAIS et ESPAGNOL
Cet article a été réalisé avec le soutien d’Özgür Bozdoğan (Eğitim Sen, Turquie).
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.