"Reconstruire l’infrastructure de l’éducation publique en pleine crise", par Sam Sellar
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Lorsque l’on tente de donner un sens à la crise de la COVID-19, deux citations bien connues nous reviennent sans cesse à l’esprit. La première est attribuée à Lénine, qui aurait affirmé en décrivant la révolution russe : « Il y a des décennies où rien ne se passe et des semaines où des décennies se produisent ».
La seconde est souvent attribuée à Churchill, même si celle-ci est certainement plus ancienne : « Il ne faut jamais gaspiller une bonne crise ». Ces deux adages expriment la vérité suivante : le changement réel est rare et chaque crise est une opportunité. Je me suis intéressé, dans cet article, à un changement qui se produit actuellement dans l’éducation – l’intensification de la datafication, à l’heure où les intervenants commerciaux profitent de la fermeture des écoles pour promouvoir leurs intérêts – et aux réponses que l’on peut y apporter.
Ben Williamson nous montre, au travers de ses analyses pertinentes, que les entreprises de technologies de l’éducation qui offrent leurs services « en urgence » se servent de la crise pour créer des « marchés de la pandémie » et imposer leurs plateformes comme faisant partie intégrante de la « nouvelle normalité », en ressassant cette promesse devenue aujourd’hui familière : « Seule la technologie pourra sauver une éducation en déliquescence » (https://codeactsineducation.wordpress.com).
Au cours de ces derniers mois, nous avons été nombreux·euses à être amené·e·s à utiliser les nouvelles technologies pour enseigner, apprendre et rester en contact et nous avons probablement été les témoins de changements qui, en termes d’intégration et d’acceptation de ces technologies, auraient mis des décennies à se produire en temps normal. Ce faisant, les occasions de collecter nos données personnelles ne cessent de se multiplier. Nous sommes encouragé·e·s à accepter la nécessité de cette surveillance, de ce traçage et de ce suivi de nos activités, pour notre bien-être et celui de nos familles et de nos communautés.
Les données personnelles sont aujourd’hui la source de valeur la plus convoitée par les entreprises technologiques. Le capitalisme de surveillance consiste à enfermer les clients dans des plateformes où se produit ce que Shoshana Zuboff (2019) appelle en anglais rendition, autrement dit les pratiques opérationnelles concrètes au travers desquelles s’accomplit la dépossession, l’expérience humaine étant perçue comme une matière première pour la collecte de données personnelles et tout ce qui en découle, de la fabrication à la vente (p. 233).
Au travers des interfaces numériques que nous utilisons quotidiennement, notre expérience est interprétée en données, nous obligeant ainsi à nous soumettre, souvent sans le savoir, à la logique du capitalisme de surveillance. Ce processus détruit notre vie privée en privatisant nos informations personnelles. La crise que nous traversons aujourd’hui devrait nous donner encore plus de raisons de nous inquiéter de la protection des données, dans la mesure où les entreprises accélèrent le déploiement de modèles commerciaux basés sur la collecte et l’interprétation d’un maximum de données personnelles des utilisateur·rice·s.
S. Zuboff envisage trois moyens de protéger notre vie privée aujourd’hui : apprivoiser, se cacher et s’indigner. Nous pouvons essayer d’apprivoiser le pouvoir des entreprises technologiques au moyen d’instruments juridiques, comme le Règlement général sur la protection des données, ou alors tenter d’échapper à leur regard en nous déconnectant des plateformes et en masquant notre identité et nos activités. Mais, d’une part, les grandes et puissantes entreprises technologiques ne se laissent pas facilement apprivoiser et, d’autre part, le fait de se cacher implique que nous acceptons ce à quoi nous voulons échapper.
La pandémie est susceptible de compromettre ces deux stratégies en créant une situation d’exception nous encourageant à mettre de côté nos inquiétudes concernant la confidentialité des données, afin que nous puissions continuer à « vivre normalement », en prenant soin de nous et des autres.
Cela génère en nous l’indignation.
Une condition importante pour susciter cette indignation consiste à reconnaître que l’évolution du capitalisme de surveillance n’est pas inévitable. L’insatisfaction face aux promesses des géants de la technologie et leur appropriation de notre expérience au travers de l’interprétation de nos données personnelles peuvent s’avérer instructives, car nous apprenons comment nous ne souhaitons pas vivre (Zuboff 2019, p. 524). La crise actuelle est particulièrement propice à ce type de leçon.
Le développement rapide des infrastructures numériques pour l’apprentissage survient au moment même où beaucoup ont subi la perte des espaces physiques réservés à l’enseignement. Les écoles sont des lieux publics essentiels offrant une « infrastructure stabilisatrice du monde » pour l’action collective (Honig 2017, p. 96). Les écoles sont des lieux où nous enseignons collectivement, contrairement à l’individualisation de l’apprentissage que nous promettent les nouvelles technologies de l’éducation. Généralement, ce n’est qu’au moment où les infrastructures cessent de fonctionner que nous prenons conscience de leur existence, si bien que la fermeture des écoles a engendré un « problème » qui a attiré l’attention sur certains aspects de la scolarité considérés auparavant comme acquis.
Chaque crise offre une opportunité, et souvent, plus d’une. Si la crise actuelle crée les conditions favorables à l’expansion de la privatisation de l’enseignement et au développement de modèles d’entreprise fondés sur l’extraction de nos données personnelles, elle nous enseigne également la façon dont nous ne souhaitons pas vivre. L’opportunité nous est aujourd’hui offerte de mettre en lumière les problèmes de la privatisation au sein de l’éducation, dans une structure de sentiment plus propice à nous faire accepter le changement de plusieurs décennies en quelques semaines et la nature transitoire de ce qui, tout récemment encore, nous apparaissait durable.
La crise crée donc les conditions favorables pour abandonner cette idée que la dépossession des expériences éducatives au travers de la datafication est inévitable et pour laisser grandir en nous le sentiment d’indignation face à l’érosion de l’éducation publique.
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.