"Le choc pandémique des technologies de l’éducation", par Ben Williamson et Anna Hogan.
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La pandémie de COVID-19 a provoqué deux perturbations majeures dans le secteur de l’éducation. Le premier a été l’interruption de la scolarité de millions d’élèves dans le monde entier, ainsi qu’une transition rapide vers un apprentissage en ligne et à distance. Le second bouleversement, étroitement lié au premier – et mondial lui aussi –, a été l’entrée des technologies commerciales de l’éducation au sein de l’enseignement public, et les efforts de ces « Edtech » pour tirer profit du choc pandémique.
Dans notre projet récent pour l’Internationale de l’Éducation sur la commercialisation et la privatisation de l’éducation dans le contexte de la COVID-19, nous avons relevé un éventail de moyens utilisés par le secteur privé et les entreprises commerciales pour tirer parti de la crise liée à la fermeture des écoles. Nos conclusions suggèrent que, durant la pandémie, les sociétés commerciales étaient loin de rechercher uniquement un profit à court terme. Elles ont aussi joué un rôle actif au sein de réseaux multisectoriels, ces derniers étant profondément engagés à « réinventer » et à transformer l’organisation future de l’éducation publique en tant que secteur.
Réinventer l’éducation
Certains ont perçu cette traversée de la pandémie par le secteur de l’éducation comme une opportunité historique de réformer l'enseignement. Se tourner vers l’apprentissage à distance a été la « plus grande expérience des technologies de l’éducation », ont affirmé certaines sources dans les médias. L’apprentissage numérique était un « microcosme » de l’avenir en formation. Andreas Schleicher, le directeur de la Direction de l’Éducation et des Compétences de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), a qualifié cette expérience de « moment formidable » qui a permis d'éliminer les « lourdeurs administratives » pesant sur l’innovation dans l’enseignement public.
Cet imaginaire d’opportunités historiques s’est rapidement cristallisé sous la forme d’actions concrètes. Dans l’État de New York, le gouverneur Andrew Cuomo a enrôlé l’aide de la Fondation Bill et Melinda Gates afin de « réinventer l’éducation », pour l’État et pour matérialiser les idées depuis toujours réformatrices des Gates.
« L’ancien modèle d’enseignement avec les élèves assis en classe en face d’un enseignant qui leur apprend une matière, et avec cette scène qui se répète à travers la ville et l’État, dans tous ces bâtiments et salles de classe... Est-ce que cela a du sens, vu toutes les technologies à notre disposition ? » a questionné Cuomo. L’alternative, évidente semble-t-il, était de démanteler le système éducatif existant et de le remplacer par un « système éducatif plus intelligent ».
D’après Naomi Klein, le partenariat des Gates avec New York caractérise une nouvelle « doctrine de choc pandémique». Elle affirme que cette expérience new-yorkaise de réinventer l’éducation transformera la ville en un « laboratoire vivant, avant-goût d’un futur sans contact permanent et hautement rentable », caractérisé par des « technologies sans contact qui ne passent pas par l’humain », l’intelligence artificielle, les partenariats public-privé et une externalisation élevée des fonctions gouvernementales, notamment l’enseignement, à des entreprises de la Silicon Valley.
L’expérience new-yorkaise de réformer l’éducation à grande échelle constitue une manifestation particulièrement extrême du « choc » technologique subi par les systèmes éducatifs durant la pandémie. Toutefois, ce même imaginaire de transformation se révèle d’ores et déjà sous des formes bien plus subtiles.
De nouvelles infrastructures privées pour l’enseignement public
Lorsque les fermetures d’écoles ont balayé le monde, réfléchir à la mise en œuvre d’un enseignement et d’apprentissages à distance a été le premier défi des établissements scolaires. Pour y parvenir, des infrastructures techniques adaptées étaient nécessaires. Au Royaume-Uni, outre les difficultés rencontrées par une multitude d’écoles, bon nombre d’élèves ne disposaient pas d’un accès à un ordinateur. Le Département de l’Éducation a donc investi 100 millions de livres afin que les écoles achètent des ordinateurs destinés aux élèves, mais aussi pour financer un partenariat avec Google et Microsoft, censés procurer l’infrastructure numérique nécessaire à l’enseignement à distance pour toutes les écoles concernées.
Google et Microsoft sont également devenus partenaires de la Coalition mondiale pour l’Éducation, une alliance internationale fondée par l’UNESCO visant à fournir du matériel informatique, des logiciels et une infrastructure numérique aux élèves défavorisés. Aux quatre coins de la planète, Google a connu une hausse phénoménale de la demande de sa série d’applications G Suite, et en particulier de son application de gestion des cours Google Classroom, reconditionnée en un centre de ressources pour « Enseigner depuis chez soi ». Microsoft a proposé à des établissements scolaires une assistance accélérée pour la mise à jour vers Office365.
Les accords et marchés conclus à la hâte par les écoles avec Google et Microsoft, gratuitement ou au prix de subventions considérables, seront des plus difficiles à défaire. Ces sociétés concurrentes visent toutes deux une domination structurelle et à très long terme sur les infrastructures numériques de l’enseignement. Ces dernières s’intègreront aux nouveaux modes d’enseignement « hybride » promu par le secteur des technologies et d’influentes organisations telles que l’OCDE, l’UNESCO et la Banque mondiale. Leurs systèmes sont des instanciations pratiques d’un avenir imaginaire de l’éducation où les partenariats public-privé jouent un rôle de premier plan, et où les infrastructures privées soutiennent des aspects croissants de l’enseignement, de l’apprentissage et de la gestion des établissements scolaires.
Les Edtech de consommation
Malgré des investissements substantiels dans les technologies de l’éducation durant la pandémie, il est peu probable que la vente de technologies aux écoles se révèle une stratégie rentable à long terme, ces institutions faisant face à des années de réductions budgétaires. Un modèle commercial alternatif a émergé de la crise, à savoir la vente de technologies de l’éducation aux élèves et aux parents à travers un nouveau modèle éducatif de vente directe aux consommateur·trice·s. Les fournisseurs de plateformes d’apprentissage en ligne ont signalé une augmentation considérable de la demande des clients durant la crise, notamment Khan Academy, Connections Academy de Pearson et Coursera.
Le passage à des « technologies de l’éducation de consommation» promet une croissance remarquable aux sociétés proposant des outils et services que peuvent acheter à leurs propres fins les parents et élèves. En Chine, la plateforme de soutien scolaire Yuanfudao a bénéficié durant la pandémie d’un investissement s’élevant à 1 milliard de dollars. L’entreprise a ainsi participé à la plus grande transaction du secteur des technologies de l’éducation, au cours d’un trimestre financier où elles ont attiré 3 milliards de dollars de capitaux.
Le modèle de vente directe ouvre également la porte du marché de l’éducation à de nouveaux acteurs. Durant la pandémie, la plateforme de médias sociaux TikTok a connu une croissance rapide, surtout due à des élèves en quête de ressources de soutien à l'apprentissage. En conséquence, TikTok a accéléré ses projets de lancement de LearnOnTikTok, dépensant des millions afin de conclure des partenariats stratégiques de contenu en Europe et aux États-Unis, et de générer du contenu vidéo éducatif sous un « format digeste » et accessible « à la demande ».
La logique de TikTok derrière son entrée sur le marché de l’éducation repose sur la publicité. « Nous espérons certainement que le contenu éducatif améliorera notre attractivité aux yeux des annonceurs », a déclaré son directeur général pour l’Europe. « Ils sont en réflexion pour obtenir des niveaux élevés d’intérêt envers la plateforme et le contenu éducatif pourrait composer une partie de la solution. »
Deux voies se profilent à l’horizon pour les technologies de l’éducation de consommation. L’une promet des plateformes d’apprentissage en ligne plus lucratives fonctionnant par abonnement et fournies par le secteur des technologies de l’éducation lui-même. La seconde est celle des contenus de « microapprentissage » proposés par des plateformes de médias sociaux désirant exploiter l’exposition des jeunes consommateur·trice·s au secteur de la publicité.
L’avenir de l’enseignement privé-public
Les questions que nous avons identifiées ne mettent en exergue qu’une partie des activités et organisations commerciales mêlées à l’enseignement public pendant la pandémie. Le soutien multisectoriel des gouvernements, organisations internationales, investisseurs et philanthropes a favorisé la création de conditions idéales à une commercialisation encore plus poussée de l’enseignement après la réouverture des écoles. Les établissements scolaires seront de plus en plus dépendants de l’infrastructure numérique assurée par les géants des technologies, ainsi que des ressources, outils et plateformes proposés par l’industrie des technologies de l’éducation. La participation des élèves et aussi de leurs parents à des formes inédites d’« éducation parallèle » est probable, par l’entremise de cours en ligne, de soutien scolaire privé appuyé par le numérique, et même de plateformes de médias sociaux.
Nos recherches sur ces tendances ont notamment suscité ces deux interrogations : « Où se trouve la voix de l’élève ? » et « Que savons-nous des conséquences sur le professionnalisme des enseignants ? », dans un avenir de l’enseignement public pétri par les technologies de l’éducation privées. Tandis que nous récupérons lentement de la pandémie de COVID-19, nous espérons que ce rapport stimulera les discussions urgentes indispensables sur les besoins des élèves, sur le travail des enseignant·e·s, et sur les réelles possibilités d’un contrôle démocratique de l’enseignement public.https://eiie.io/3inkVdJ
Veuillez trouver le resumé des principales conclusions de la recherche: Marchandisation et privatisation dans / de l'éducation dans le contexte du COVID-19, par Williamson, B. & Hogan, A. (2020) ici: https://eiie.io/3inkVdJ
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.