FIFA 2022: carton rouge pour une multinationale sponsor qui méprise le droit à l'éducation
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Les entreprises du secteur des technologies de l'éducation n'ont pas pour habitude de parrainer des compétitions sportives internationales. Cependant, le logo de la marque Byju's est actuellement présent sur les terrains de football du Qatar, après être devenu un sponsor officiel de la Coupe du monde de la FIFA. Mais l'entreprise de technologies éducatives la plus cotée de la planète a aussi subi récemment des dommages considérables en termes d'image de marque et elle serait confrontée à des difficultés financières. Elle pourrait donc se servir de la Coupe du monde pour redorer son blason et générer des revenus, en faisant connaître la marque sur de nouveaux marchés internationaux, et cela alors même que la controverse sur les violations des droits humains pendant les préparatifs du tournoi est particulièrement vive.
Une edtech internationale dix fois plus importante qu’une licorne
Depuis sa création en 2011, Byju's a enregistré une croissance fulgurante sur le marché. Elle a construit sa valeur, atteignant aujourd'hui 22 milliards de dollars, à partir d'applications simples et de tutoriels vidéo proposés selon un modèle d'abonnement freemium [1], d'abord en Inde, puis en se développant rapidement sur d'autres marchés. Selon l'entreprise, Byju's touche plus de 100 millions d'élèves dans 120 pays à travers le monde, et compte 7 millions d'abonné·e·s annuel·le·s.
Elle s'est depuis rapidement diversifiée grâce à une série d'acquisitions et de partenariats, en s'étendant à la préparation aux examens, à l'enseignement supérieur, aux centres de formation, ainsi qu'en rachetant des plateformes qui proposent des services de réalité virtuelle, d'intelligence artificielle et de jeux éducatifs. La plupart de ces acquisitions ont été réalisées pendant la seule année 2021, avec un coût pour l'entreprise estimé à 2,8 milliards de dollars.
Byju's n'est pas simplement une startup EdTech standard. Elle s'est développée grâce à des injections massives de fonds d'investissement pour devenir une société ‘ Big EdTech’ dont l'ambition globale à long terme est de transformer l'éducation. Selon le fondateur Byju Ravendreen, “nous imaginons et réimaginons la manière dont les étudiantes et les étudiants apprendront, désapprendront et réapprendront à l'avenir. Notre objectif est de construire quelque chose de durable pour des décennies”.
Son énorme valeur fait d'elle, non plus une “licorne” valant plus d'un milliard de dollars, mais une “décacorne” valant plus de 10 milliards de dollars. Et cette valeur boursière phénoménale semble la placer en position de force pour réaliser une expansion internationale encore plus rapide.
Le parrainage de la Coupe du monde constitue un investissement stratégique majeur pour l'entreprise, qui cherche à développer sa marque à l'échelle internationale pour atteindre ses objectifs futurs. Sur les panneaux publicitaires du terrain, la marque Byju's s'affiche avec la mention “ The Future of Learning” (le futur de l'apprentissage). Son nom figure ainsi aux côtés de McDonald's, Budweiser, Coca-Cola, Visa et d'autres marques mondiales. Après avoir parrainé des compétitions de cricket en Inde, la société aurait dépensé 30 à 40 millions de dollars pour devenir un sponsor officiel de la Coupe du monde 2022, ce qui en fait la première marque du secteur EdTech à s'afficher lors d’une telle compétition.
Une marque “toxique”
En même temps, Byju's fait l'objet de critiques de plus en plus nombreuses. Ces critiques accusent Byju's de se livrer à un ciblage “toxique” des familles à faible revenu, de pratiquer des ventes sous pression, de recourir à de la publicité mensongère et de renforcer les inégalités existantes en matière d'éducation. Byju's a également reporté de 18 mois la publication de ses derniers rapports financiers, qui font état d'importants problèmes de revenus, notamment de non-paiement par les investisseurs.
Juste avant le début de la Coupe du monde, la société a annoncé qu’elle allait supprimer des milliers d'emplois, tout en rassemblant 250 millions de dollars supplémentaires auprès de ses investisseurs existants et en déclarant que “2022-23 devrait être notre meilleure année en termes de revenus, de croissance et de rentabilité”. Parmi les investisseurs figure Qatar Investment Authority, le fonds souverain de l'État du Qatar, avec lequel la société a conclu un partenariat plus tôt en 2022 “pour lancer une nouvelle entreprise d' edtech et un centre de recherche et développement ultramoderne à Doha”.
En soutenant la Coupe du monde, Byju's entend se profiler comme une marque internationale innovante, tout en assurant stratégiquement sa stabilité financière et sa croissance à long terme. “Il arrive que bon nombre de ces accords de sponsoring ne soient pas seulement destinés aux consommateurs, mais aussi aux investisseurs", a déclaré un commentateur au sujet du sponsoring de Byju’s. ‘Le statut de sponsor de la FIFA renforce la stature mondiale d'une entreprise”. Dans le cas de Byju’s, a-t-il ajouté, “je pense que l'intention est d'acquérir une crédibilité internationale en tant que marque financière plutôt qu'éducative”.
Construire un capital réputationnel
Ce parrainage de la Coupe du monde est une opération risquée. Le tournoi est en proie à de nombreuses controverses, concernant notamment les mauvais traitements infligés à la main d'oeuvre étrangère pendant les préparatifs et d'autres questions relatives aux droits humains. Le chercheur en relations internationales David Wearing estime que les “marques qui parrainent le tournoi bénéficient, tout comme le régime, de cette exploitation permanente d'une main-d'œuvre immigrée qui rend le tournoi possible”.
Plus tôt cette année, une coalition d’organisations de défense des droits humains a invité les sponsors du tournoi à faire pression sur la FIFA pour qu'elle octroie une compensation financière aux travailleuses et travailleurs migrant·e·s et à leurs familles, et qu'elle remédie aux abus liées aux chantiers des infrastructures de la Coupe du monde. Comme la majorité des autres sponsors officiels, Byju's n'a offert aucun soutien public et n'a pas réagi aux demandes sur les abus liés à la compétition.
Malgré ces controverses, Byju's semble considérer les matches comme une occasion de renforcer son “capital réputationnel”. Selon le chercheur en médias et communication Michael Skey, les “méga-événements” sportifs comme la Coupe du monde sont l'occasion pour les États et les marques de blanchir leur réputation - de faire du “ sportswashing”.
Investir dans les grandes compétitions sportives offre aux marques une opportunité de construire des associations positives et d'obtenir une visibilité internationale tout en détournant l'attention loin des opinions négatives ou défavorables. La constitution d'un capital réputationnel est un moyen essentiel d'obtenir des capitaux des investisseurs. Dans le cas de Byju’s, la constitution d'un capital réputationnel semble consister à pratiquer le sportswashing de sa propre marque et à détourner l'attention des problèmes de l'entreprise, tout en profitant de l'exploitation du travail des personnes migrantes et d'autres violations des droits humains.
Ce sont des signes inquiétants sur la façon dont les firmes Big EdTech peuvent exploiter ces opportunités très controversées pour s'assurer un capital de réputation mondiale, une croissance du marché et une rentabilité. Si l'éducation fait partie des droits humains fondamentaux, les entreprises EdTech doivent s'engager à respecter ces droits et ne pas se contenter d'être des entreprises axées sur le marché, à la recherche d'investissements et de profits à tout prix.
Le freemium consiste à proposer un produit ou un service gratuitement, afin d'attirer un grand nombre d’utilisateurs. La stratégie commerciale vise à convertir ces utilisateurs en clients premium, ayant accès à un produit ou service plus haut de gamme, moyennant paiement.
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.