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Mondes de l'éducation

Menaces sur la liberté académique : une perspective nord-américaine

Publié 7 février 2025 Mis à jour 7 février 2025
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Pour remplir leur mission de préservation, de partage et d’amélioration des connaissances, les établissements d’enseignement supérieur doivent veiller à ce que leur personnel jouisse de la liberté académique. La liberté académique n’est pas un avantage particulier ou un privilège. Elle représente plutôt une condition indispensable à l’exercice de la fonction. Il s’agit d’un droit professionnel et contractuel garantissant aux universitaires l’absence de restriction ou de censure par leur administration, par leurs collègues ou par des intérêts extérieurs, vis-à-vis de leur enseignement, de leurs recherches, de leurs travaux, de leurs publications, de leur participation aux affaires des institutions dont ils ou elles relèvent et vis-à-vis de l’exercice de leurs droits plus larges en tant que citoyennes et citoyens.

Dans toute l’Amérique du Nord, ces aspects fondamentaux de la liberté académique sont aujourd’hui mis à l’épreuve. Des intrusions législatives dans les contenus enseignés et les travaux de recherche à l’érosion de la sécurité de l’emploi et d’autres protections juridiques en faveur des professeur·e·s, l’avenir de la liberté académique est incertain.

Multiplication des attaques politiques contre la liberté académique

La prolifération des législations limitant l’enseignement de certaines matières est l’expression la plus visible de cette tendance. Dans l’État de Floride, par exemple, la loi Stop Woke interdit de débattre et d’enseigner sur des concepts « porteurs de division » tels que la « théorie critique de la race » (critical race theory) ou encore l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Voici la conclusion inquiétante d’un rapport spécial préparé par l’American Association of University Professors et publié en décembre 2023 : « La liberté académique, la titularisation et la gouvernance partagée au sein des universités publiques de Floride sont actuellement la cible d’attaques motivées par des considérations politiques et idéologiques sans précédent dans l’histoire des États-Unis, qui, si elles se poursuivent, menacent la survie même d’un enseignement supérieur digne de ce nom au sein de cet État, avec des implications désastreuses pour l’ensemble du pays. »

La Floride, malheureusement, ne fait pas figure d’exception. Plus de 30 États américains ont promulgué des lois limitant l’enseignement et la discussion de certains sujets. Cette ingérence politique directe et cette violation des principes de l’autonomie institutionnelle se sont même étendues au Canada et au Mexique.

Dans la province de l’Alberta au Canada, le gouvernement conservateur a adopté une loi qui lui donnera le pouvoir d’examiner les subventions accordées aux chercheuses et chercheurs universitaires par les organismes fédéraux de financement de la recherche afin de s’assurer que les projets financés « correspondent aux priorités provinciales ». Beaucoup y voient une manière déguisée de permettre à la province de bloquer les travaux avec lesquels le parti politique au pouvoir n’est pas d’accord.

Dans le même temps, au Mexique, des analystes et universitaires ont accusé le gouvernement de porter des attaques idéologiques contre les institutions et de prendre le contrôle de la politique de recherche, sur la base de mesures vagues et trop zélées de répression de la corruption, notamment des procédures pénales contestées à l’encontre d’anciens fonctionnaires du Conseil national de la science et de la technologie (CONACYT) et des actions d’ingérence dans la gestion du Centre de recherche et d’enseignement économiques (CIDE).

Tendances à long terme sur le marché du travail des universitaires

Si ces attaques politiques et législatives directes ont largement suscité l’intérêt du public, la liberté académique a par ailleurs connu une érosion plus subtile, mais tout aussi dangereuse, dans l’ensemble du continent. Comme dans d’autres régions du monde, l’enseignement supérieur en Amérique du Nord connaît une profonde restructuration depuis le milieu des années 1990 au moins. Parfois qualifiée de « corporatisation » ou de « néolibéralisme », cette transformation a été marquée par une réduction du financement public, une hausse des frais de scolarité, une focalisation sur la commercialisation de la recherche universitaire et l’adoption d’autres politiques axées sur le marché.

Au fil de ce processus, le travail universitaire a été transformé, notamment à travers l’augmentation significative des contrats de travail précaires. Aux États-Unis, plus de 60 % des professeur·e·s en exercice ne sont plus titulaires et depuis 2004, le nombre de postes de titulaires remplacés par des contrats à durée déterminée a été multiplié par trois au sein des établissements de formation quadriennale dotés d’un système de titularisation (tenure system). Au Canada, on estime que les professeur·e·s des universités contractuel·le·s représentent près de 40 % des effectifs enseignant dans ces établissements.

Cette tendance s’accompagne de profondes répercussions sur la liberté académique. La titularisation a vocation à protéger la liberté académique. Elle offre aux universitaires une nomination pour une durée indéterminée, à laquelle il ne peut être mis fin que pour un motif valable ou dans des circonstances extraordinaires, comme la nécessité financière et l’interruption du programme. Mais les universitaires employé·es dans le cadre de contrats non continus ne disposent que de moyens limités pour exercer librement leur liberté académique sans crainte de représailles.

Les attaques politiques et les transformations structurelles d’envergure ont engendré un affaiblissement de la liberté académique, qui a le plus souvent bénéficié de la complicité ou du consentement des cadres de direction de nos institutions. Cela signifie que les syndicats du secteur universitaire doivent agir en première ligne pour défendre et promouvoir la liberté académique. Nous devons mobiliser des ressources et des outils pour faire campagne, organiser et négocier afin d’assurer l’intégrité et l’indépendance de l’enseignement supérieur. Cela suppose de préserver les universitaires de toute ingérence politique et de leur assurer la sécurité de l’emploi nécessaire pour exercer leur liberté académique.

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.