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Mondes de l'éducation

Répondre à la crise de la pénurie de personnels enseignants dans le Commonwealth

Publié 27 mars 2025 Mis à jour 27 mars 2025
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D’ici à 2030, il manquera 44 millions d’enseignantes et d’enseignants à l’échelle mondiale, une pénurie qui touche aussi bien les pays en développement que les pays industrialisés, et ceux du Commonwealth ne sont pas épargnés.

La population du Commonwealth est de 2,7 milliards de personnes, dont plus de 60 % sont âgé·es de 29 ans ou moins. Trente-trois de ses 56 États membres sont de petits États – insulaires, pour nombre d’entre eux – siégeant aux côtés de pays du G20 tels que l’Australie, le Canada, l’Inde, l’Afrique du Sud et le Royaume-Uni.

À travers le monde, 250 millions d’enfants ne sont pas scolarisé·es. Deux États membres du Commonwealth, le Nigeria et le Pakistan, abritent à eux seuls plus de 40 millions de ces enfants. Parmi les 763 millions de jeunes et d’adultes qui ne possèdent pas les compétences de base en lecture et en écriture, plus de la moitié vivent dans le Commonwealth.

Comme dans le reste du monde, la pénurie d’enseignantes et d’enseignants dans le Commonwealth touche davantage les pays où les besoins sont les plus grands, en particulier en Afrique subsaharienne : cette région représente à elle seule un tiers de la pénurie attendue en 2030.

Le débauchage des personnels enseignants, un néocolonialisme moderne

Avec l’aggravation de la crise du recrutement et de la rétention des personnels enseignants dans les pays riches du Commonwealth, les efforts de ces derniers pour attirer des enseignantes et des enseignants formé·es à l’étranger ont également augmenté. Le Royaume-Uni est le pays qui en héberge le plus grand nombre, aux côtés du Canada, de l’Allemagne et des États-Unis.

En février 2023, à l’initiative du ministère de l’Éducation, le programme qui permet aux enseignantes et aux enseignants de l’étranger d’obtenir le statut d’enseignant·e qualifié·e (ou QTS) en Angleterre sans avoir à suivre une nouvelle formation a été étendu à plusieurs pays supplémentaires, dont le Ghana, l’Inde, la Jamaïque, le Nigeria et l’Afrique du Sud.

48 pays appartiennent désormais au programme, et les personnels enseignants qui y ont obtenu leur diplôme peuvent donc demander un QTS, l’exigence légale pour enseigner dans de nombreuses écoles anglaises. Les pays du Commonwealth ne représentent que dix des pays éligibles, mais ils comptent à eux seuls pour plus des trois quarts des demandes attribuées entre le 1er février 2023 et le 31 mars 2024*.

Plus de 2 300 des enseignantes et des enseignants ayant obtenu le QTS viennent du Ghana. C’est le nombre le plus élevé parmi tous les pays. Le Nigeria représente quant à lui 655 des QTS. Plus de 300 enseignantes et enseignants d’Inde ont par ailleurs été recruté·es, et 200 d’Afrique du Sud.

Mais ces chiffres ne sont pas représentatifs, car il existe plusieurs autres moyens pour les enseignantes et les enseignants formé·es à l’étranger de travailler en Angleterre. Certains employeurs les rémunèrent par exemple comme des personnels non qualifiés jusqu’à l’obtention du QTS. Ce processus peut prendre des années, car il repose généralement sur la bonne volonté de l’employeur. En d’autres termes, ces personnels enseignants peuvent perdre des dizaines de milliers de livres sterling de revenus alors qu’ils effectuent le même travail que leurs collègues formé·es au Royaume-Uni.

Une politique agressive de recrutement qui n’est pas propre au Royaume-Uni

Si les personnels venus au Royaume-Uni arrivent généralement des Caraïbes et de l’Afrique, l’Australie et la Nouvelle-Zélande recrutent massivement en Océanie, en particulier dans les petits États insulaires comme les îles Fidji et les îles Cook.

Également confrontée à une pénurie de personnels enseignants, la Nouvelle-Zélande a assoupli ses règles d’immigration pour les enseignantes et enseignants de l’enseignement secondaire, et leur offre désormais un accès accéléré à la résidence.

D’après la Fijian Teachers’ Association, 100 enseignantes et enseignants qualifié·es du secteur de la petite enfance ont quitté le pays l’année dernière, et 50 autres ont émigré en Australie à la fin du mois de décembre. Pour un pays qui compte moins d’un million d’habitants, cela représente une perte non négligeable de main-d’œuvre.

Face à la perte d’enseignantes et enseignants qualifié·es, les pays tirent la sonnette d’alarme

Au Ghana, le recrutement et la rétention des personnels enseignants n’ont pas progressé au même rythme que les inscriptions à l’école, qui sont en augmentation, en particulier depuis l’extension de la gratuité de l’enseignement à l’école secondaire en 2017. En octobre 2023, la National Association of Graduate Teachers du Ghana (NAGRAT) indiquait que pas moins de 10 000 enseignantes et enseignants avaient quitté le Ghana pour des pays industrialisés. Une enquête de l’association révélait que 80% des personnels interrogés quitteraient le pays s’ils en avaient la possibilité.

Au Nigeria, la crise de l’éducation, profondément enracinée, est exacerbée par la perte d’enseignantes et d’enseignants. Plus de 20 millions d’enfants sont déscolarisé·es, alors que les salles de classe sont vides. La Commission pour l’éducation de base universelle estime qu’il manque près de 200 000 enseignantes et enseignants dans les écoles primaires publiques du Nigeria, un chiffre sans commune mesure avec le nombre requis dans d’autres pays en développement.

Comme l’indique le rapport mondial sur les enseignantes et les enseignants, il n’existe pas de données complètes sur la migration des personnels enseignants. Par ailleurs, bien que les raisons puissent en être multiples, la migration de cette main-d’œuvre enseignante tend souvent à refléter les schémas de migration habituels, motivés par l’attrait de meilleurs salaires dans le pays de destination.

Ce constat reflète les conclusions du récent Rapport mondial 2024 sur la condition du personnel enseignant, selon lequel les bas salaires sont la cause la plus fréquente de la pénurie de personnels enseignants. Cela souligne la nécessité pour tous les pays de s’attaquer aux causes profondes de cette pénurie en promouvant une profession au statut élevé et à forte rétention, où les personnels sont valorisés, autonomisés, et rémunérés de manière compétitive.

Une exploitation répandue des personnels enseignants formés à l’étranger

Les personnels enseignants, comme toute personne qui travaille, devraient pouvoir se déplacer pour saisir les opportunités qui leur conviennent le mieux, à eux et à leur famille. Cependant, lorsque les enseignantes et enseignants issu·es de pays moins développés (qui peinent à les recruter et à les retenir en nombre suffisant) sont exploité·es comme une main-d’œuvre bon marché pour combler les lacunes des pays industrialisés, il y a un grave problème.

Par exemple, les enseignantes et les enseignants issu·es des Caraïbes arrivent au Royaume-Uni avec une formation complète et des années d’expérience. Malgré cela, ces personnels sont souvent payés comme des personnels non qualifiés, ce qui entraîne un écart de salaire d’au moins 10 000 £ par rapport à leurs homologues formé·es au Royaume-Uni. En l’absence d’aide financière à la relocalisation, les enseignantes et les enseignants s’endettent considérablement en raison des dépenses liées à leur emménagement. Ces personnels restent également dépendants d’employeurs peu scrupuleux, car ils sont tenus par leur visa de travail d’être parrainés, et il n’est pas toujours facile de trouver un nouveau sponsor.

La Harris Federation, deuxième chaîne d’académies d’Angleterre, qui compte 54 écoles recevant des financements de l’État, ne se prive pas de tirer parti de cette situation. Ces dernières années, elle recrute de plus en plus d’enseignantes et d’enseignants des Caraïbes, en particulier de Jamaïque, allant même jusqu’à envoyer là-bas son propre personnel pour mener des entretiens.

Fin février, à la suite d’un vote massif en faveur de la grève, les membres du NEU ont remporté une victoire historique contre la Harris Federation, mettant fin à une charge de travail excessive, un système de progression salariale injuste et punitif, ainsi qu’à la discrimination envers les personnels formés à l’étranger, notamment aux Caraïbes. Cette victoire apporte notamment des améliorations significatives de leurs conditions d’emploi et de travail, permettant de réduire leur charge de travail durant leur premier trimestre chez Harris et de transférer à l’employeur les coûts liés à l’obtention de leur QTS, tout en garantissant que ces personnels soient rémunérés en fonction de leur expérience.

S’il n’est pas nouveau, le phénomène de la migration enseignante est en augmentation

Comme l’indique Leighton Johnson, président de la Jamaica Teachers’ Association, la migration des enseignantes et des enseignants n’est « pas un phénomène nouveau », mais on observe une « augmentation alarmante » depuis la pandémie. Il ajoute qu’en Jamaïque, « certaines matières ne sont plus enseignées dans les écoles » en raison des pénuries de personnel enseignant. Cette situation fait suite au départ de près de 500 enseignantes et enseignants parti·es enseigner en Angleterre au cours de la seule année 2023. Mais ce n’est pas tout : une analyse de la National Education Association a révélé que près de 800 visas J-1 ont été délivrés à des enseignantes et enseignants jamaïcain·es pour enseigner aux États-Unis en 2022.

Le Commonwealth s’était déjà réuni pour trouver des solutions durables à cette problématique. En 2004, les ministres de l’Éducation du Commonwealth ont adopté le protocole pour le recrutement des enseignantes et des enseignants du Commonwealth, qui vise à concilier les droits des enseignantes et des enseignants à migrer au niveau international et la nécessité de protéger l’intégrité des systèmes éducatifs nationaux et les investissements en ressources humaines que les pays ont réalisés dans la formation des personnels enseignants.

Vingt ans plus tard, alors que la migration enseignante est à nouveau en hausse et que la pénurie de cette profession atteint des niveaux record, il est essentiel d’adapter le protocole afin d’empêcher l’exploitation des enseignantes et des enseignants formé·es à l’étranger, tout en protégeant les investissements réalisés par les pays d’origine dans leurs personnels de l’éducation.

Un nouvel élan d’engagement et de collaboration est nécessaire à travers le Commonwealth

C’est pourquoi le NEU et ses homologues du Groupe des enseignantes et des enseignants du Commonwealth, qui représente les syndicats de l’éducation du Commonwealth affiliés à l’Internationale de l’Éducation, appellent les États membres du Commonwealth à réaffirmer leur engagement envers le protocole en s’attachant à promouvoir l’équité et l’inclusion, soutenir la mutualité et la réciprocité, et veiller à la défense des droits des personnels enseignants.

Le recrutement agressif d’enseignantes et d’enseignants des pays du Commonwealth a un impact dévastateur sur la capacité de ces pays à dispenser une éducation de qualité. Il s’agit d’une question d’ordre morale que le Commonwealth ne peut plus ignorer. Un enfant de Lagos est autant en droit de bénéficier d’un enseignement dispensé par un ou une professeur·e qualifié·e qu’un enfant de Liverpool, et les États membres du Commonwealth, comme l’Australie et le Royaume-Uni, doivent accepter leur part de responsabilité dans la pénurie mondiale de personnel enseignant.

La coopération au développement a également un rôle clé à jouer. S’appuyant sur les recommandations du Groupe de haut niveau sur la profession enseignante, le rapport du NEU intitulé Prioritise Teachers to Transform Education établit une feuille de route pour aider les gouvernements donateurs à soutenir le recrutement, la rétention et la formation de personnels enseignants qualifiés dans les pays en développement.

Les pays du Commonwealth peuvent aussi s’inspirer de stratégies qui ont fait leurs preuves pour remédier à la pénurie de personnels enseignants. Singapour en est un bon exemple : les enseignantes et enseignants des écoles primaires gagnent au moins 50 % de plus que les professionnel·les de qualification similaire, et bénéficient d’un large éventail de possibilités d’acquérir de l’ancienneté et d’augmenter leur rémunération, y compris à travers différentes voies de promotion (enseignement, direction, ou spécialisation).

À cinq ans de l’échéance de l’Objectif de Développement Durable 4, la pénurie de personnel enseignant qualifié représente l’un des plus grands obstacles à l’enseignement primaire et secondaire pour toutes et tous. Les ministres de l’Éducation du Commonwealth doivent placer la crise de la pénurie de personnel enseignant en tête de leurs priorités lors de leur prochaine réunion, en commençant par s’engager à respecter le protocole pour le recrutement des enseignantes et enseignants du Commonwealth.

Une version de cet article a été publiée dans l’ édition de mars 2025 du bulletin d’information du Groupe des enseignantes et enseignants du Commonwealth.

* Analyse menée par le NEU sur le statut d’enseignant·e qualifié·e (QTS) attribué aux enseignant·es qui en ont fait la demande entre le 1er février 2023 et le 31 mars 2024. Source : Teaching Regulation Agency: Annual Report and Accounts - For the year ended 31 March 2024

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.