« Réimaginer les futurs de l’évaluation en respectant l’autonomie professionnelle des enseignant·e·s », par Sam Sellar.
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Comment les évaluations de « nouvelle génération » changent-elles les conditions de l’autonomie professionnelle des enseignant·e·s ? Comment la profession peut-elle répondre au niveau de la stratégie de recherche ?
L’évaluation, comme le déclare Basil Bernstein, est l’un des trois systèmes de messages clés au sein de l’éducation, avec les méthodes pédagogiques et les programmes d’études, et donc un élément crucial du travail des enseignant·e·s. Leur autonomie professionnelle nécessaire au façonnement de ces systèmes de messages est un principe inscrit de longue date dans la Recommandation de 1966 de l’UNESCO et de l’Organisation internationale du Travail (OIT) concernant la condition du personnel enseignant, qui stipule :
« [Les enseignant·e·s] devraient jouer le rôle essentiel dans le choix et la mise au point du matériel d’enseignement, le choix des manuels et l’application des méthodes pédagogiques et […] être libres de recourir à toutes les techniques d’évaluation qui peuvent leur paraître utiles pour juger des progrès de leurs élèves […] »(UNESCO/OIT, 1966).
Le paysage actuel de l’évaluation de la formation est très différent de celui des années 1960 et les récentes évolutions dans les programmes et technologies d’évaluation ont clairement modifié les contextes dans lesquels les enseignant·e·s choisissent leurs ressources pédagogiques, appliquent leurs méthodes d’enseignement et utilisent les techniques d’évaluation. Les deux principaux changements sont notamment l’influence croissante des évaluations internationales à grande échelle (les EIGE), telles que l’enquête du Programme international pour le suivi des acquis des élèves de l’Organisation de coopération et de développement économiques, et les évaluations de « nouvelle génération » basées sur la technologie.
Ces dernières sont le fruit des innovations dans les techniques d’évaluation, rendues possibles par les technologies numériques, notamment la production et l’analyse de volumes et de séries de données plus importants concernant les étudiant·e·s qui participent aux tests. Ces techniques sont intégrées aux EIGE mais peuvent également être une composante des logiciels d’apprentissage développés par l’industrie des technologies de l’éducation. La croissance des EIGE et des évaluations de nouvelle génération témoigne de la nature évolutive de la gouvernance de l’éducation, dans la mesure où de nouveaux intervenants tels que les organisations internationales et les sociétés privées jouent un rôle plus important auprès des gouvernements et de la profession.
La pandémie de COVID-19 accélère l’utilisation des plateformes numériques au sein de l’éducation, offrant l’infrastructure pour les évaluations de nouvelle génération. Au cours des premiers mois de la pandémie, Ben Williamson ( https://codeactsineducation.wordpress.com) nous a proposé quelques analyses pertinentes montrant comment les « technologies de l’éducation d’urgence » ont rapidement créé des « marchés de la pandémie » et intégré leurs plateformes numériques. Un grand nombre de personnes ont rapidement commencé à s’appuyer sur les technologies pour enseigner, apprendre et communiquer après la fermeture des écoles et des universités imposée par la pandémie, une situation perçue par l’industrie des technologies de l’éducation comme une occasion de déstabiliser les systèmes éducatifs.
Le problème majeur que soulèvent ces évaluations de nouvelle génération est qu’elles sont développées par des agences et dans des contextes ne tenant pas compte du jugement professionnel des enseignant·e·s. Récemment publié, le Cadre mondial de normes professionnelles pour l’enseignement(UNESCO/Internationale de l’Éducation, 2019) s’appuie sur douze principes fondamentaux, notamment : « Les pratiques organisationnelles des écoles en termes d’éthique et d’efficacité sont fondées sur le jugement professionnel des enseignant·e·s et sur les normes d’exercice définies par la profession enseignante». Les évaluations EIGE et celles basées sur la technologie ne représentent pas en soi une « mauvaise » évolution pour les systèmes éducatifs, la profession enseignante et les étudiant·e·s. Elles peuvent, en effet, apporter de nombreux avantages et opportunités importants. Toutefois, leur utilisation de plus en plus fréquente porte atteinte à l’autonomie des enseignant·e·s à partir du moment où leur jugement professionnel n’est pas pris en compte dans le cadre de ces nouvelles méthodes, ressources et techniques.
Le défi que nous rencontrons ici est double : (1) nous devons comprendre comment l’évolution des méthodes d’évaluation modifie les conditions et les capacités de l’autonomie professionnelle des enseignant·e·s et (2) nous devons identifier le moyen de remettre le jugement professionnel en lien avec le développement et l’utilisation de ces évaluations.
Friedman (1999) nous offre une conceptualisation très utile de l’autonomie professionnelle des enseignant·e·s pouvant être adaptée pour nous aider à relever ce double défi. L’autonomie professionnelle consiste avant tout à pouvoir prendre part aux décisions organisationnelles et pédagogiques, portant sur des questions de principe ou plus routinières. Cette conceptualisation est illustrée à la figure 1 par deux axes (organisationnel-pédagogique et principe-routine) et quatre quadrants de prises de décisions professionnelles : (1) décision organisationnelle de principe, (2) décision pédagogique de principe, (3) décision organisationnelle de routine et (4) décision pédagogique de routine. Cette cartographie permet d’analyser l’impact de ces nouvelles évolutions des évaluations sur la participation des enseignant·e·s à la prise de décision et d’identifier les domaines d’intervention potentiels pour renforcer cette participation.
Figure 1 : cartographie de la prise de décision professionnelle (adaptée de Friedman, 1999).
Prenons l’exemple d’un logiciel imaginaire appelé « NextGen », conçu par une société privée qui utilise l’apprentissage automatisé pour évaluer automatiquement les performances des étudiant·e·s dans le cadre d’une série de tâches. NextGen est basé sur les théories d’apprentissage prônées par les équipes de consultance pédagogique de l’entreprise et sur l’application de ces théories dans un cadre d’évaluation utilisé par les développeurs pour former leurs algorithmes. Un système scolaire de grande envergure achète NextGen, car il est compatible avec son système de gestion de l’apprentissage existant, ainsi qu’un programme de développement professionnel pour soutenir son utilisation dans les classes.
Dans cet exemple, les décisions organisationnelles de principe concernant l’acquisition de NextGen sont basées sur l’adhésion du système scolaire au programme de Bill Gates visant la normalisation des données éducatives. Les responsables du système avaient le choix du logiciel à acheter, mais leurs possibilités en termes de produits compatibles étaient limitées. En l’absence de consultations des enseignant·e·s qui utiliseront le logiciel, les développeurs de NextGen prennent les décisions pédagogiques de principe. Le programme de développement professionnel met en avant la possibilité pour les enseignant·e·s de décider comment utiliser NextGen dans leurs classes, mais il s’agit de décisions pédagogiques de routine prises dans un contexte déjà conditionné par les décisions de principe. Plusieurs écoles non satisfaites de NextGen ont choisi de ne pas l’utiliser, ce qui est une décision organisationnelle de routine qui consiste à écarter tout ce qui n’apporte pas de meilleures alternatives aux élèves. Au niveau de la routine, il est facile de se laisser prendre au piège de la « pragmatique exhaustive » (Berlant, 2011, p. 261) qui consiste à négocier la moins mauvaise des options pour répondre aux décisions de principe.
Jetons maintenant un rapide coup d’œil à la façon dont les organisations d’enseignant·e·s et les chercheur·euse·s en éducation, dans les universités et les syndicats, pourraient répondre à cet exemple. Comme nous avons pu le constater aux États-Unis, la « non-participation » aux évaluations peut s’avérer une réponse particulièrement puissante, pouvant changer les conditions pour les décisions organisationnelles de principe. Analysons par exemple l’échec de l’initiative InBloom, soutenue par la Fondation Bill et Melinda Gates, visant à créer une plateforme centralisée pour le partage de données dans les écoles américaines (Bulger, McCormick et Pitcairn, 2017). Bien que la réponse tactique à InBloom menée par les parents et les militant·e·s ait été une réussite dans ce cas-ci, nous devons également envisager des réponses stratégiques plus larges. Il faut pour cela une participation plus active des enseignant·e·s et de leurs organisations aux décisions organisationnelles et pédagogiques de principe qui façonnent les évaluations de « nouvelle génération » aujourd’hui.
Les réseaux d’acteurs politiques et de fournisseurs de technologies, qui réussissent de plus en plus à mobiliser leurs visions du futur, façonnent la gouvernance de l’éducation aujourd’hui. Certaines figures de proue de l’industrie technologique se sont également vu offrir de hautes fonctions pour y jouer le rôle d’expert∙e∙s ayant le pouvoir de « repenser » l’éducation de demain, en mettant en avant leurs propres visions préexistantes, ainsi que leur volonté d’orienter les programmes politiques et de financer des modèles d’enseignement centrés sur les technologies (Williamson et Hogan, 2020, p. 2).
Dans un récent document co-écrit avec J.-C. Couture et Roar Grottvik (Couture, Grottvik et Sellar, 2020) pour l’initiative de l’UNESCO Les futurs de l’éducation, nous affirmons que les organisations d’enseignant·e·s et les chercheur·euse·s en éducation doivent s’efforcer en priorité de créer des réseaux similaires pour repenser les futurs de l’éducation. Dans ces futurs, le jugement des enseignant·e·s serait mieux pris en considération dans les décisions pédagogiques de principe. L’exemple précité pourrait impliquer que les syndicats et les universitaires se mettent en quête de financements pour co-produire une technologie d’évaluation alternative avec les enseignant·e·s et que, dans le cadre de ce processus, ils réimaginent ce que devraient être les évaluations pour la nouvelle génération.
La pandémie a provoqué un dysfonctionnement de nos systèmes éducatifs. Si nous ne trouvons pas les moyens de renforcer l’implication professionnelle dans la prise de décision de principe, au lieu de privilégier les réponses de routine, alors, comme l’écrit Lauren Berlant (2015, p. 393) : « La réinitialisation d’un système bloqué en raison d’un dysfonctionnement pourrait impliquer des correctifs ou des solutions locaux, sans pour autant produire un système plus robuste ou plus riche en ressources ». En revanche, en cherchant à réimaginer de nouveaux futurs pour les évaluations, nous pourrions « offrir la vision d’un monde auquel il vaut la peine de s’attacher, et qui ne se fait pas l’écho amer d’un vieil espoir » (Berlant, 2015, p. 414).
Références
Berlant, L. (2011). Cruel optimism. Durham, NC : Duke University Press.
Berlant, L. (2016). The commons: Infrastructures for troubling times. Environment and Planning D: Society and Space, 34(3), 393-419.
Bulger, M., McCormick, P. et Pitcairn, M. (2017). The legacy of InBloom. Consulté le 27 octobre 2020. https://datasociety.net/pubs/ecl/InBloom_feb_2017.pdf
Couture, J.-C., Grøttvik, R. et Sellar, S. (2020). A profession learning to become: the promise of collaboration between teacher organizations and academia. Consulté le 27 octobre 2020, https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000374156
Friedman, I. A. (1999). Teacher-perceived work autonomy: The concept and its measurement. Educational and Psychological Measurement, 59(1), 58-76.
Internationale de l’Éducation et UNESCO (2019) Cadre mondial de normes professionnelles pour l’enseignement Consulté le 27 octobre 2020. https://issuu.com/educationinternational/docs/2019_ei-unesco_framework
UNESCO et OIT (1966). Recommandation concernant la condition du personnel enseignant. Consulté le 27 octobre 2020, https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000114048_fre.page=33
Williamson, B. et Hogan, A. (2020). Commercialisation et privatisation de/au sein de l’éducation dans le contexte de la pandémie de COVID-19 Consulté le 27 octobre 2020. https://issuu.com/educationinternational/docs/2020_eiresearch_gr_commercialisatio_48a9c22a5fcf26
Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.